La place de la foi dans le dialogue avec la science et la philosophie

Une approche du livre  Le savoir et le sens de Benoît Garceau

 Gilles Cinq-Mars

C’est animé du désir d’aider ses élèves à établir les fondements qui rendraient possible un dialogue entre le savoir scientifique, la pensée philosophique et la foi religieuse que le père Benoît Garceau s’attable en 1983. Ce n’est malheureusement qu’une vingtaine d’années plus tard qu’il laissera aller l’ouvrage à la rencontre du lecteur, sous le titre Le savoir et le sens : pour une nouvelle entente entre la science, la pensée et la foi.

Même si la société a bien changé depuis 1983, l’intention du père Garceau demeure encore pertinente surtout si l’on considère l’éclipse toujours plus grande de la foi sur la place publique. C’est pourquoi j’ai cru bon vous présenter particulièrement le chapitre 4 de ce livre, à savoir : Ouvrir la raison à l’intellect. Même si le dernier chapitre est encore plus beau pour les croyants, il reste que la grande difficulté pour aujourd’hui est de savoir s’il est encore pertinent de parler de la foi et de savoir quand on peut en parler. Ce chapitre 4, j’ose l’espérer, nous y aidera.

Commençons. En présentant, dans les premiers chapitres du livre, la difficile relation qui existe entre la science, la philosophie et la foi, le père Garceau cherche à trouver le moyen d’établir les fondements pour une conversation plus harmonieuse entre les trois. Et il y arrive principalement en distinguant ce qui relève du savoir (science) et ce qui relève du sens (philosophie et foi). Toutefois, cette distinction ne peut se comprendre correctement que si nous regardons les grandes transformations internes opérées par la philosophie (avec le rationalisme critique, la critique des idéologies et l’herméneutique) dans ses réponses aux avancées extraordinaires de la science. Notons que chaque chapitre de ce livre pose les jalons de ce qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage entier.

Regardons maintenant ce que le père Garceau dit de la foi et de la place qu’elle a dans le dialogue avec le savoir et la raison.

Précisons d’abord le sens qu’il donne à la foi. Celle-ci n’est pas spécialement la foi chrétienne bien qu’elle ne soit pas exclue. C’est plutôt d’une foi au sens large dont il parle : celle qui est « faite d’un ensemble de convictions que chacun tient pour originelles du fait qu’elle porte sur le sens de l’homme et de l’Univers et que chacun sait n’être obtenues ni par le savoir objectif ni par la réflexion philosophique » (p. 139). Ces convictions contiennent alors nos réponses personnelles aux grandes questions et servent à forger « notre vision de l’Univers, de l’être humain, du sens de la vie, de Dieu » (p. 140).

Cette foi, au sens large, est toujours affectée de particularité (car elle inclut le désir et la volonté) si bien qu’aucun accord universel n’est possible parce qu’elle est non justifiable par des données objectives (science) ou par des premiers principes universels évidents (philosophie). Par ailleurs, et cela est plus difficile à comprendre, ces convictions se situent au niveau de l’intellect, dont l’acte propre est le jugement. Cela ramène évidemment le père Garceau à la vision de Thomas d’Aquin (et à son livre Judicium).

Clarifions rapidement certains éléments thomistes du jugement. « Il y a dans tout jugement humain l’exercice de deux fonctions : celle qui consiste à appliquer une règle à un donné quelconque (estimer par exemple un objet comme beau, tenir un énoncé pour vrai, apprécier une action comme juste) ; puis celle qui consiste à discerner la règle du vrai, du beau et de la justice » (p. 149). Cette clarification, permet au père Garceau, de montrer que cette deuxième fonction, qui est l’âme du jugement, la vie de l’intellect, est au fond notre foi au sens large. Cette foi au sens large, différente de la science et de la philosophie, puisqu’elle est le fruit d’une saisie intuitive, d’un discernement spontané et non d’un raisonnement, d’une méthode, sera considérée comme une formation de l’esprit apte au dialogue.

Mais, comment sommes-nous arrivés aujourd’hui à comprendre la foi comme une troisième formation de l’esprit apte au dialogue avec la science et la philosophie, alors que la raison l’avait déjà éloignée à cause de sa particularité liée à la volonté libre ? La réponse est toute simple : « Refoulés dans les sphères du privé, ces jugements redeviendront l’objet d’un intérêt nouveau lorsque, après la clôture de la philosophie classique, on commencera à soupçonner la raison de se conduire d’après des présupposés qu’elle a intérêt à maintenir cachés » (p. 150). La réponse est donc jetée : elle se trouve dans les présupposés.

À la base de la philosophie ou de la science, il y a donc toujours, précisé ou non, un jugement personnel, un présupposé de vie, une foi, qui mérite son dévoilement. Ainsi, pour que s’exerce un sain dialogue qui ne blesse pas l’homme dans sa totalité, le respect de « ces jugements fondamentaux qui individualisent l’esprit et donnent le ton à tout l’ensemble de sa vie » (p. 149) est nécessaire.

Ceux qui connaissaient bien le père Garceau, se souviendront qu’il présentait presque toujours ces présupposés inhérents à toute recherche de vérité sous le terme de préalables. En homme de foi, il y voyait les choses oubliées et il savait que c’était là où la conversation devenait plus difficile.

Par la suite, cette difficulté dans la conversation, amène le père Garceau à réfléchir sur les conditions d’un dialogue entre les gens ayant une foi différente.

D’abord, il faut accepter le présupposé qu’il y a plus d’une forme de connaissance (le savoir scientifique, la pensée philosophique et la connaissance d’autrui par interprétation de signes — qui est au fond la foi en l’autre —) et le présupposé qu’il est possible de connaître l’être, mais seulement indirectement. On voit immédiatement qu’aucune forme de connaissance ne peut avoir le monopole du dialogue et que l’humilité trace le chemin de l’entente.

Ensuite, ayant reconnu les trois formations de l’esprit (entendement, raison, intellect), la conversation humaine entre personnes ne partageant pas la même foi est possible en suivant ces trois règles : l’autonomie de chaque formation de l’esprit, la perméabilité réciproque entre ces formations (emprunt à l’autre possible et considération de ce que l’autre fait) et la valeur et les limites de la critique de chacune des formations (si elle le fait à partir de sa propre compréhension : non ; si elle le fait à partir du terrain propre de l’autre : oui). Ce qui ressort de ces trois règles, c’est que la souplesse de l’entendement, de la raison et de l’intellect est nécessaire.

Un dernier point qui mérite encore notre attention sur le dialogue est l’importance du jugement de la foi au sens large lorsque vient le temps d’établir un lien entre le savoir et l’engagement. Cette importance vient du fait que « l’application d’une norme universelle à une réalité contingente ne peut jamais être rationnelle ; elle ne peut, tout au plus, qu’être raisonnable » (p. 154). Il n’y a jamais rien d’automatique, tout doit passer par un jugement personnel. S’il en est ainsi, c’est parce que le jugement seul « traverse de part et d’autre le savoir et la pensée […], effectue la synthèse du sujet humain — sensibilité, entendement, raison » (p. 154). Ainsi, sans le jugement, sans la foi au sens large, il n’y a pas vraiment d’acte humain. Nous voyons par là un peu mieux le rôle central de la foi dans toute conversation humaine. Son oubli est une blessure à l’humanité.

Voilà ce qui en est pour la bonne entente entre les trois formations de l’esprit. Et il n’est pas besoin d’être savant, philosophe ou théologien pour comprendre que le fond de la pensée du père Garceau est que, sans écoute attentive de l’autre, il n’y a pas d’avenir dans le dialogue avec l’autre, car l’altérité est réfractaire à tout sauf à l’amour (p. 143).

Finalement, terminons avec une parenthèse pour ceux qui s’intéressent à la manière dont la pensée de Maurice Zundel inspire le père Garceau dans ce livre. D’abord, il le fait avec discrétion, mais avec clarté. Les réminiscences zundéliennes sont très nombreuses dans le dernier et très beau chapitre sur les trois lectures possibles du réel. Sans le citer expressément, il avoue par deux fois l’importance de Zundel. D’abord, lorsqu’il fait remarquer, dans le cadre de la lecture philosophique du réel, que l’oubli de la genèse de la personne humaine « est à la source de l’un des malentendus les plus persistants dans la conversation humaine. On parle le plus souvent de l’homme comme s’il existait sans qu’il ait à se faire homme » (p. 168-169). Et il ajoute, en note, un commentaire très élogieux sur Maurice Zundel, et ce, dès 1983 : « Dissiper ce malentendu a été l’une des contributions les plus importantes de l’œuvre, si lumineuse, de l’écrivain, poète, métaphysicien et mystique Maurice Zundel » (p. 169). Puis, il cite quatre de ses ouvrages. Et, le père Garceau refait la même chose avec la lecture croyante du réel où il signale l’absence de rivalité entre la science et la foi « non pas parce que la foi n’aurait plus rien à dire sur l’Univers et l’homme et se réduirait à une expérience, privée et sans conséquences, du divin, mais parce que [la réflexion récente sur la foi] a reconnu que ce qui est révélé à la foi, ce ne sont ni des choses, ni des représentations, mais la présence de l’Autre qui se manifeste par et dans la personnalisation de l’homme » (p. 179). Puis, toujours en note, il ajoute ce commentaire : « Encore ici, je dois beaucoup aux écrits inépuisables de M. Zundel, notamment La liberté et la foi » (p. 179). Ce ne sont là que quelques lumières de  l’apport de Zundel à ce livre remarquable.

Gilles Cinq-Mars

Ami et AMZ de Trois-Rivières

 

GARCEAU, Benoît, Le savoir et le sens : pour une nouvelle entente entre la science, la pensée et la foi, Montréal, Bellarmin, 2004, 181 p.