La sagesse de Benoît Garceau

Pierre Métivier, o.p.

Le Père Garceau fut très tôt un chercheur de haut niveau et un professeur compétent, que ses étudiants avaient plaisir à suivre. Il aurait pu se limiter à l’une ou à l’autre spécialisation en philosophie, s’y enfermer, en faire en quelque sorte le pôle unique de sa vie[1]. Il aurait produit un ou deux autres livres bien érudits, faisant peut-être époque. Avec un peu de chance, il aurait été connu à l’extérieur du pays et invité à donner des sessions et des conférences. Son travail et sa recherche auraient pu faire l’objet de distinctions bien méritées. Mais ce cheminement aurait privé les amis de Maurice Zundel du guide qu’il fut pour eux, en animant des groupes, en donnant des exposés et en leur laissant deux livres magnifiques qui sont des clefs pour pénétrer l’univers zundélien.

Benoît a opté pour la voie de l’ouverture et de l’équilibre, et non pour celle de la super spécialisation. Très tôt à l’automne 1951, il cherchait une voie qui le conduirait au cœur de lui-même, qui l’ouvrirait au sens de sa vie et lui ferait goûter la vraie liberté intérieure[2]. Sur le conseil d’un ancien professeur, il s’orienta du côté de Zundel et il commença par parcourir L’évangile intérieur. Ce fut une grâce pour lui. Ce maître était en avance sur son temps, et il apportait des intuitions profondes sur l’être humain, sur Dieu qui l’habitait, sur un chemin qui l’ouvrait par la libération de soi à la vie véritable; avec Zundel, la philo et l’expérience artistique ne sont jamais très loin. Benoît ne pouvait pas le fréquenter assidûment sans en être marqué et transformé, et progressivement il devint lui-même dans le sillage de Zundel un spirituel. C’était pour lui-même, pour sa vie et pour son cheminement, qu’il s’attacha à Zundel. Ensuite il fit profiter de ses connaissances et de son expérience à des chercheurs de Dieu et de vie nouvelle. Et de belle manière.

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         Après son noviciat chez les Oblats de Marie Immaculée, Benoît partit immédiatement pour Rome où il résida au scholasticat international de sa communauté. Pour les études il s’inscrivit à l’université Grégorienne. De 1952 à 1956 il étudia la philosophie et surtout la théologie, le tout se termina par l’obtention de la licence. Parmi ses professeurs il eut le Père Bernard Lonergan, qui venant du Canada arrivait à cette université jésuite; Benoît fut marqué par ses cours, surtout par l’exposition d’Insight ‒ fameuse théorie des opérations de l’intelligence. Le Père Garceau fut ainsi parmi les tout premiers canadiens à s’intéresser à Lonergan et à Insight. Il suivit par la suite une session à Halifax, à l’été 1958, sur cette oeuvre et il invita son auteur à être l’hôte, l’automne suivant, de l’Université d’Ottawa pour y donner des cours et des conférences. L’un et l’autre devinrent ainsi des amis. Mais le Père Garceau avait une réserve sur le jugement comme opération intellectuelle tel qu’interprété par Lonergan dans Insight.

Dans les années 1960 Benoît fit son doctorat à l’Institut d’études médiévales de Montréal et il prit comme thème de thèse le Judicium (le jugement, ses différents emplois) chez Thomas d’Aquin. Il put comprendre que Lonergan dépendait davantage d’un commentateur (Peter Hoenen) que de frère Thomas lui-même dans son interprétation du jugement. Cette thèse de Benoît fut publiée par les Études médiévales chez Vrin, sous le n. 20 de leur série. Cette plongée dans l’oeuvre de Thomas d’Aquin – aura des suites, l’une directe : Thomas d’Aquin – expérience de Dieu (Fides, 2001), et deux autres conjuguées avec l’influence de Zundel : La voie du désir (Médiaspaul, 1997) et De la liberté au don de soi (même éditeur, 2014), qui ont fait le bonheur des Amis de Maurice Zundel[3]. Ces dernières oeuvres ont en commun qu’elles relèvent d’une spiritualité dont le désir en est le cœur et la voie : désir de connaître Dieu chez Thomas d’Aquin, désir profond d’aimer et désir de la vraie liberté chez Zundel.

Je ne voudrais pas oublier le livre de Benoît sur Le savoir et le sens (Bellarmin, 2004). Comme indiqué en sous-titre, il s’agit d’une nouvelle entente entre la science, la pensée et la foi. Mise en chantier en 1983, cette oeuvre aborde  une question que n’a cessé de se poser le Père Garceau et qui est aussi celle de nombreuses personnes, particulièrement en philosophie: comment situer les lectures que font du réel le savant, le philosophe et le croyant, sans qu’elles soient des lectures rivales ou que l’une d’elles puisse élimer les deux autres? Le livre est remarquable mais il est difficile[4] parce qu’il s’agit non seulement d’identifier les registres respectifs de ces lectures mais surtout de définir l’espace philosophique vis-à-vis de la prétention de la science d’être la seule lecture valable parce qu’elle est objective[5]. Avec la philosophie apparaît justement ce qui échappe à la science, à savoir la subjectivité, c’est-à-dire le sujet lui-même, appelé à devenir une personne, une origine de sens, dans un double dépassement de soi ou transcendance, l’un dans la ligne horizontale des valeurs et l’autre dans la ligne verticale de la Valeur ou du Bien infini, de Celui qui est Intériorité absolue («il n’a pas de dehors, et à cause de cela il est présent au plus intime de chaque être»), qui est également Liberté absolue («puisqu’il est la source de tout libération») et finalement Don absolu de soi («puisque c’est dans le don de soi que celui qui s’ouvre à sa présence accède à la vérité»[6]. Mais la lecture du philosophe doit passer à celle du croyant quand il s’agit d’ouvrir cette transcendance verticale qui accomplit l’homme et de la vivre.

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         Appartenant à la même génération d’âge que celle du père Garceau ‒ il me précédait de quelques années ‒ je n’ai pas eu le privilège d’être son étudiant, mais j’ai entendu parler de lui. Nous avons l’un et l’autre enseigné la philosophie, lui à Ottawa et moi d’abord à Montréal et ensuite à Ottawa; j’allais alors donner mes cours et je revenais aussitôt après à Montréal et je demeurais ainsi étranger à ce qui se passait dans les centres universitaires de la Capitale. De plus, lorsque que Benoît étudia à Montréal, la bibliothèque des Études médiévales était à notre couvent; je la fréquentais régulièrement, et j’ai dû croiser le Père Benoît sans le savoir. Des Dominicains lui enseignèrent mais aucun ne me parla de lui et m’indiqua l’intérêt de son Judicium. Mon confrère Gaston Raymond découvrit rapidement l’Insight, il l’enseigna à Montréal, tout en participant aux sessions et rencontres sur Lonergan; il a certainement rencontré le Père Benoît, mais il ne m’en a jamais parlé. Que d’occasions manquées de faire connaissance avec le Père Garceau!

Ce qui devait se passer arriva finalement. Nous étions à l’automne 1998, et notre rencontre eut lieu à cause de Zundel. Étant responsable de l’éducation permanente chez les Dominicains de St-Albert, à Montréal, j’avais planifié quatre rencontres sur des figures spirituelles de notre temps. Je connaissais Maurice Zundel pour avoir lu et dévoré Je est un autre (1971), et son nom figurait sur ma courte liste. J’appris alors que le Père Garceau était la personne ressource pour la soirée consacrée à Zundel, et je le contactai. Il accepta de bon coeur et avec plaisir, et nous eûmes deux rencontres, l’une pour préparer la soirée et l’autre à l’issue de sa conférence qui fut très appréciée. Je connus ainsi une personnalité simple, sans prétention et attachante.

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         La sagesse de Benoît – celle de ne pas s’enfermer dans la super- spécialisation – a porté un fruit inattendu. Son ouverture à Zundel l’a aussi marqué et nourri dans son oeuvre proprement philosophique, même si tel n’était pas son but. Le savoir et le sens contient trois références au maître dans son dernier chapitre; je les transcris en note en bas de page[7]. Et je me permets de vous citer, en extraits, un texte clef où le lecteur, ami de Zundel, retrouvera des notions mises de l’avant par le maître spirituel.

                                                      

Le savoir et le sens.

Extraits

 

[…] À moins d’enfermer l’homme dans son passé et de nier son ouverture à un avenir qu’il a à faire, il semble évident qu’il faille compléter cette histoire par la genèse de la personne, genèse qui n’est plus l’œuvre de la nature seule, et dont le principal artisan est l’homme lui-même, s’affranchissant désormais de ses conditionnements biologiques et psychiques pour se faire sujet, origine de sens.

L’oubli de cette genèse nécessaire de la personne est à la source de l’un des malentendus les plus persistants dans la conversation humaine. On parle le plus souvent de l’homme comme s’il existait sans qu’il ait à se faire homme. […] Je connais peu de gens qui oseraient se dire en désaccord avec la croyance que l’homme est le seul être de l’Univers qu’il faille regarder comme une fin. Si je comprends bien cette formule, qui est de Kant, elle signifie que seul l’homme, parmi les êtres de l’Univers, est un bien inconditionnel, qui n’a pas besoin d’être justifié par autre chose que lui, un bien qui échappe à l’utilisation, qui élude l’appropriation, bref, une valeur qui, comme toute valeur authentique, se communique gratuitement à un esprit désintéressé. Mais pourquoi l’homme mérite-t-il d’être traité comme une fin ? (p. 168-169)

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                                   Deux choses se trouvent sous-entendues dans l’affirmation selon laquelle l’homme est le seul être de l’Univers qui ait valeur de fin. D’abord, l’homme est un être pour qui être homme est la fin qu’il doit poursuivre en existant. […]  Dire de l’homme qu’il a valeur de fin, c’est nécessairement reconnaître qu’un individu humain, dans la mesure où il se fait homme, dans la mesure où il répond aux exigences de la vérité en lui, est pour tous ses semblables une valeur dont la présence, lorsqu’elle est accueillie, les grandit en les affranchissant de leurs limites. En ce sens, être homme est notre bien commun, le seul vrai bien commun à toutes les personnes. Je dis bien à toutes les personnes, car tant que la genèse de la personne n’est pas entreprise en nous, tant que nous restons à vivre en gardant nos limites comme quelque chose de sacré, nous ne pouvons guère nous empêcher de nouscomparer les uns aux autres et de fonder nos rapports mutuels sur la rivalité, quitte à rappeler les droits de l’homme pour imposer des bornes aux effets dangereux de cette rivalité.

[….] Comment est-il possible qu’en se faisant homme, un être devienne pour tous ses semblables une valeur, gratuite, impossédable et libératrice ? On me permettra d’aller tout de suite à la seule réponse qui me paraît s’imposer : c’est possible parce que l’homme est un être capable d’infini. Il n’accède à son humanité vraie que par et dans sa relation à une valeur infinie. Dans la mesure où il est ouvert à l’infini, il le rend présent et cette présence est pour les autres un ferment de libération

C’est ici encore la réflexion sur l’expérience de la transcendance qui conduit à découvrir que ce qui fait, en définitive, la dignité de l’homme réside dans son ouverture sur l’infini. Cette expérience, qui peut être vécue de bien des façons — dans la recherche inconditionnelle de la vérité, dans la consécration de soi à l’établissement de la justice et de la communion entre les hommes, dans la poursuite inlassable de la beauté —, en est toujours une de libération de soi dans et par l’assujettissement de son être à une valeur infinie. L’expérience de la transcendance, c’est l’expérience de notre affranchissement par rapport à de nombreuses attaches, corrélatif de notre attachement à une valeur qui libère précisément parce qu’elle n’est jamais enfermable dans nos limites. Pour le métaphysicien, qui a justement pour tâche d’articuler cette expérience, cela veut dire que la transcendance horizontale, ce mouvement de dépassement de soi, constitutif de l’être humain, vers sa propre vérité, est inséparable d’une transcendance verticale: la présence d’un bien infini, dont la découverte, qui n’est jamais le résultat de l’application d’une méthode déterminée, coïncide toujours avec le commencement en nous de la liberté. Ce qui veut dire encoreque la quête du sens de l’homme est inséparable de la quête par l’homme du bien infini. (p. 170-172)

Ce bien infini, transcendant, source indicible de libération de soi, le métaphysicien lui donnera le nom qui convient le mieux à son itinéraire personnel. […] J’en privilégierais, pour ma part, trois. Il est Intériorité absolue; il n’a pas de dehors, et à cause de cela il est présent au plus intime de chaque être. « Dieu est quelqu’un qui agit à l’intérieur de lui-même», dit Maître Eckhart. Il est également Liberté absolue, puisqu’il est source de toute libération. Il est aussi Don absolu de soi, puisque c’est dans le don de soi que celui qui s’ouvre à sa présence accède à la Vérité. (p. 172-173)

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[…] La vérité de l’Univers est de rendre possible l’avènement de personnes, la vérité de l’homme est de se faire personne, mais l’homme ne se fait personne que par sa référence à Celui qui est source de la nature et de la liberté… (p. 176)

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[…]  Qu’il se réclame du Christ, de Moïse ou de Mahomet, le croyant est quelqu’un qui croit en cet Autre, […] parce qu’il discerne en lui la réalisation la plus vraie et la plus achevée de l’homme, en même temps que sa relation la plus parfaite à Dieu. Il croit en cet Autre comme manifestant à la fois qui est Dieu et ce que l’homme a à être…

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Pour le chrétien, par exemple, croire en Jésus de Nazareth, c’est reconnaître qu’il est, parmi les hommes, celui qui manifeste de la façon la plus achevée, par sa manière d’être, toute marquée par l’intériorité et la communion, par la présence à Dieu et aux autres, qui est Dieu et ce que l’homme a à être. Croire ainsi, c’est être amené par la médiation d’une personne, qui nous révèle à nous-mêmes autant qu’elle révèle Dieu, à croire indissociablement en nous-mêmes et en Dieu : en nous-mêmes comme posés dans l’être par une générosité créatrice qui se fait connaître comme essentiellement don de soi.

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[…] Il faut la rencontre de quelqu’un qui vit pleinement de Dieu, est libre de lui-même et présent à tous les autres, pour ouvrir un espace où surgit notre possibilité d’être nous-mêmes des personnes libres, par notre référence personnelle à Dieu, et à notre tour ferments de libération pour les autres.

Il en résulte, dès lors, que la vraie valeur de l’homme, telle qu’elle se révèle à la foi, c’est d’être capax Dei. Ce qui fait sa véritable dignité, c’est la possibilité qui est sienne d’entrer dans une relation personnelle avec Celui en qui il reconnaît la source de tout être, le principe de sa liberté, l’intériorité absolue et l’éternel don de soi. La création de l’Univers et de l’homme apparaît alors comme une œuvre tout orientée vers la réalisation de cette relation personnelle entre un Dieu qui veut se donner à connaître et à aimer par autre que soi, et sa créature, capable de le connaître et de l’aimer. La fin de la création, dira le croyant, est l’instauration d’un dialogue entre Dieu et l’homme. (178-180)

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[1] La spécialisation, si on y enferme sa vie, présente un écueil, quel que soit son domaine: celui de s’appauvrir vis-à-vis d’autres réalités importantes pour l’être humain, qui sont alors négligées et dont un jour ou l’autre on regrette amèrement l’absence dans sa vie.

[2]. De la liberté au don de soi, Prologue, p. 7.

[3] La voie du désir est issue de sessions et de retraites sur L’évangélisation du désir. Elle contient cependant 13 références à Zundel et une influence réelle mais discrète de cekui-ci. De la liberté au don de soi porte entièrement sur la voie de Zundel. Le livre évoque en son cœur (le chap.3) différentes figures de la liberté, les unes négatives, comme affranchissement et libération même de soi, et la dernière positive, étant la liberté intérieure. Si la liberté est un droit et un devoir pour l’être humain, c’est qu’elle crée en lui l’espace pour accueillir Celui qui est sa Source.

Saluons l’effort consenti par le Père Garceau pour ne rien oublier d’important de l’œuvre immense de Zundel. Et relevons dans l’Épilogue du livre les étapes qu’introduit le Père Garceau dans le désir d’être libre. Il signale trois prises de conscience. La première nous renvoie à un désir plus profond que celui d’être libre, qui est de se donner à Celui qui est Source et Offrande d’amour. La deuxième considère ce désir de se donner comme étant le plus fondamental en nous; il est la marque du Créateur dans l’être humain, il est le désir de l’infini que lui seul peut combler. Dernière prise de conscience : ce désir de se donner est à la fois le plus précieux et le plus fragile; il est le don de Dieu, que nous recevons dans la prière et l’engagement.

[4] Le Père Garceau parcourt toute une histoire et fait référence à de nombreux auteurs et à leur pensée. On prendra par exemple de cette complexité la critique de la science par le rationalisme critique, par la critique de l’idéologie et par l’herméneutique philosophique.

[5] Le Père Garceau décline ainsi cette objectivité par les caractères de son langage: le langage de la science renvoie à des données publiquement observables, il est contraignant, il est objet d’accord intersubjectif universel, il a une stabilité relative, il est séparable du savant. (p.102-105)

[6] Le savoir et le sens, p. 172-173.

[7] Notes 9, 11, 18. «Dissiper ce malentendu (on parle souvent de l’homme comme s’il existait sans qu’il ait à se faire homme) a été l’une des contributions les plus importantes de l’oeuvre, si lumineuse, de l’écrivain, poète, métaphysicien et mystique Maurice Zundel» Suit alors à l’appui une liste d’oeuvres de Zundel. (p. 169) – «On trouvera des pages admirables sur l’intériorité de Dieu dans Maurice Zundel, Dialogue avec la vérité, p. 93-94.» (p. 172) – «Encore ici, je dois beaucoup aux écrits inépuisables de M. Zundel, notamment La liberté de la foi, Paris, Plon, 1960.» (p. 179)