Marie : la vérité d’un rêve
Chapitre 13 du live Quel homme Quel Dieu,
(Editions Saint-Augustin – Deuxième édition
Quel Eschyle ou quel Shakespeare pourrait exprimer dans toutes ses dimensions le drame qui tient dans ces dix lignes de saint Matthieu et qui concerne la conception virginale de Jésus : » La naissance de Jésus-Christ fut ainsi. Sa mère Marie, étant fiancée à Joseph, se trouva, avant qu’ils fussent ensemble, enceinte par le fait de l’Esprit saint. Joseph, son époux, étant juste et ne voulant pas la diffamer, décida de la répudier en secret. Tandis qu’il entretenait ces pensées, voici qu’un ange du Seigneur lui apparut en songe, disant : » Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie, ton épouse, car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint « . (Mat. 1, 18-20.)
Quel miracle de pudeur et de sobriété dans ce récit diaphane, où le plus grand amour se révèle en ces deux silences tragiquement affrontés. Le cas de la fiancée infidèle est réglé par la Loi au prix de la plus terrible sanction. Joseph écarte d’emblée cette solution juridique. Elle ne peut être coupable. Cependant l’évidence physique est là, que la certitude de son innocence ne peut abolir. La rendre sans bruit à sa famille – qui doit cependant tout ignorer – n’est-ce pas le seul moyen de la protéger, sans ajouter une blessure à l’outrage qu’elle a dû subir ? Elle comprendra, par son attitude, qu’il n’a pas cessé de croire en elle et que son silence est l’hommage suprême de sa confiance et de son respect. Pourquoi, en effet, provoquer une explication douloureuse qui ne pourrait ni modifier une situation irréversible ni motiver une résolution qu’il a déjà prise dans la seule lumière de son amour ?
Le don est plus entier qui n’a pas besoin d’autre raison. Mais pourquoi ne parle-t-elle pas, elle qui doit sentir tout ce qui se passe en lui, qui vit sa souffrance et qui, par surcroît, a besoin de lui pour protéger ce secret sur le sens duquel il se méprend ? Mais ce secret appartient à Dieu, qui l’a engagée dans cette maternité unique dont lui seul peut attester, avec une pleine autorité, l’origine surnaturelle, en éclairant directement le cœur de son époux. Elle attend de Lui le dénouement qui répondra au silence de Joseph, sans qu’elle ait à rompre le sien. Et en effet, durant cette nuit si lourde d’angoisse où doit se décider le sort de leur union, Joseph reçoit, à travers un songe, le message angélique qui lui dévoile le mystère divin qui s’accomplit en elle, et auquel il est appelé à participer en prenant chez lui Marie, son épouse, qui enfantera un fils auquel il devra donner le nom de Jésus. On imagine l’émerveillement de ce couple incomparable quand leur amour ressuscite de leurs silences conjugués, après cette nuit d’agonie qui aurait dû, humainement, aboutir à leur séparation.
Ces quelques lignes infiniment dépouillées suffisent à l’évangéliste pour nous raconter la genèse du second Adam et celle de la nouvelle création qui doit naître de son amour.
Cette genèse commence par un drame conjugal, par un amour humain d’autant plus sévèrement menacé qu’il est d’une qualité unique ; il n’est sauvé qu’à travers une totale désappropriation, comme pour l’enraciner au cœur de la Trinité, en imprimant en lui le sceau de la divine pauvreté, qui est la première Béatitude. Mais, réciproquement, ce drame, en lestant le mystère divin d’un poids d’humanité, l’enracine dans notre histoire qu’il est appelé à transformer en en révélant et en en renouvelant le sens. La conception virginale de Jésus récapitule en effet toute l’histoire comme un mouvement vers l’Esprit. Ce qui importe, aussi bien, ce n’est pas de multiplier les individus, sous l’impulsion de la chair et du sang, en d’innombrables générations périssables, mais de susciter des personnes qui réalisent, chacune, une valeur universelle identique, capable d’unifier tous les hommes dans la poursuite d’une même fin, d’ailleurs intérieure à eux-mêmes, et de rendre ainsi contemporaines toutes les générations. (C’est ce qui constitue justement le vrai problème démographique.) La naissance hors série du nouvel Adam, par l’opération du Saint-Esprit, préfigure et fonde, précisément, le rôle intemporel qu’il doit jouer, en ré engendrant toute l’humanité dans l’étreinte virginale de l’amour crucifié. Sans postérité charnelle, Jésus, vainqueur de la mort, rassemble toutes les générations, comme le lien toujours vivant qui les unit dans une sur-vie où elles peuvent se joindre et se fondre dans l’éternel présent de la communion des saints, par une continuelle promotion de l’humanité espèce à l’humanité- personne.
En fonction de Jésus, Marie est bien sûr éminemment concernée par cette conception virginale qui s’accomplit en elle, comme le fruit du consentement entièrement libre qu’elle a donné à l’appel angélique de l’annonciation et, donc, comme une participation de toute sa personne à la mission de Jésus. On ne peut la réduire à une parthénogenèse naturelle, comme celle dont pouvait rêver Yves Delage dans ses expériences célèbres, sur les lapines notamment, qui cautionnaient dans sa pensée l’espoir d’aboutir un jour, jusque dans l’espèce humaine, à une fécondation exclusive de tout élément mâle. Si l’on y parvenait, effectivement, le cas de Marie, si l’on peut dire, ne pourrait aucunement s’expliquer comme la réalisation anticipée d’une telle réussite. Il s’agit de tout autre chose que l’on peut désigner, en première approximation, comme une maternité de la personne. La maternité ordinaire se situe d’abord, par contraste, au niveau de la nature humaine. D’une part, en effet, c’est le plus souvent une impulsion instinctive qui, par le jeu des mécanismes naturels, provoque la conception, d’autre part, tout ce que la mère peut espérer, c’est que l’enfant qu’elle a conçu jouira de l’intégrité de la nature humaine, mais il reste pour elle un inconnu, dont la personnalité, d’ailleurs purement virtuelle, demeure, pour elle, totalement imprévisible.
La maternité de Marie, au contraire, résulte d’une adhésion à la volonté divine dans la pleine lumière de l’esprit et porte sur la personne de Jésus, nommé d’avance et désigné comme celui qui sera saint et que l’on appellera le Fils du Très-Haut, le Fils de Dieu. (Luc 1, 31-38) C’est donc la personne de Marie qui est interpellée dans le colloque de l’annonciation et c’est par l’engagement de toute sa personne « dans la nuée lumineuse de la présence divine » que l’arbre de Jessé fleurira en elle dans une miraculeuse fécondité. C’est ce déclenchement par son esprit, sous la mouvance du Saint-Esprit, de tout le processus biologique impliqué dans sa maternité – qui fait de celle-ci, justement, une maternité de la personne ou, ce qui revient au même, une maternité de l’esprit – qui révèle Marie comme la seconde Eve. C’est sous cet aspect intérieur que se découvre la nouveauté unique de l’événement : le surgissement d’une nature humaine investie par la subsistance du Verbe, qui a pour origine la liberté oblative qui constitue la personnalité de la Mère. C’est cela qui intéresse au plus haut point notre vie spirituelle, si l’on admet que l’esprit est le pouvoir de libération qui s’actualise dans une personnalité authentique.
Le dogme de l’Immaculée Conception de Marie souligne opportunément cet aspect essentiellement spirituel de la conception virginale, en affirmant que la Sainte Vierge est engagée, dès le premier instant de son existence, dans cette maternité qui concerne d’abord sa personne, parce que celle-ci est uniquement ordonnée – dans tout ce qui la constitue – au Sauveur attendu ; qu’elle est, précisément, apte à enfanter, parce qu’elle a toujours vécu de lui.
Cette relation d’appartenance totale à Jésus, qui forme, dès son origine, la personnalité de Marie, bien avant qu’elle sache qu’elle est appelée à être sa mère, confère à sa virginité une profondeur incomparable.
Elle ne consiste pas seulement dans le fait qu’elle » ne connaît point d’homme » (Luc 1, 34), mais elle est intégrée à la structure de son être. Si elle est soustraite à la loi de l’espèce dans sa maternité, en effet, c’est qu’elle porte en elle, en y adhérant de tout son être, le Bien qui finalise l’espèce et qui peut seul l’accomplir en la transcendant.
Ce Bien, il est vrai, est généralement très confusément perçu. L’horreur que beaucoup éprouvent devant les bombardements qui pilonnent le Vietnam est d’autant plus profonde qu’ils peuvent donner aux victimes un visage personnel. Il ne s’agit plus seulement aujourd’hui, en effet, d’une information globale qui concerne une masse d’êtres humains exposés au massacre. La télévision leur permet de voir une mère affolée, un enfant mutilé, un homme qui s’écroule. En leur rendant sensible le destin singulier de chacun de ces êtres, elle leur fait prendre conscience de la condition inhumaine à laquelle toute leur existence est vouée. Ce sentiment, aussi fort qu’ils l’éprouvent, peut cependant rester très vague et se réduire à la perception horrifiée d’une monstrueuse insécurité, sans qu’ils découvrent les valeurs qui fondent la dignité humaine, si tragiquement méconnue dans l’enfer anonyme de la guerre totale.
Le regard de Marie, en revanche, embrasse toute l’humanité au niveau du Bien absolu qu’elle doit enfanter et dont elle vit à la racine même de sa personnalité. Elle la voit à travers la libération qu’apportera à chaque homme le Sauveur promis, et, pour concourir à celle-ci, elle discerne chacun comme une mère dans une foule reconnaît immédiatement son enfant. Si elle n’est pas prise elle-même dans l’espèce, c’est que celle-ci se dépasse en son amour, dans un univers de personnes, dont sa maternité virginale offre les prémices dans le nouvel Adam, qui est le principe de cette nouvelle création.
Il n’y a pas un plus grand amour de l’humanité que celui qui vise à la personnalisation de chacun, en mettant tout en oeuvre pour que chacun devienne un bien universel, en réalisant la capacité d’infini qui est l’apanage de son esprit. C’est cet amour qu’il faut lire dans la virginité de Marie, qui fructifie dans le don qu’elle nous fait de son Fils en vue de notre libération. Sa maternité a, dans son ordre, le même champ de rayonnement que le Christ et concerne également chacun, sous l’aspect qui intéresse sa promotion à une vie authentiquement personnelle. Cela implique en elle un dépouillement de soi aussi radical qu’est entièrement libre le consentement qu’elle donne à l’incarnation du Verbe et qui la fait Mère des hommes dans le même temps où elle devient la Mère de leur Sauveur. En l’enfantant, volontairement, en cette qualité, elle participe aussi profondément qu’il est possible de le faire à l’universalité de sa mission.
Ce don que Marie fait du Christ aux hommes résulte du don qu’elle fait d’abord d’elle-même au Christ, depuis le Premier instant de son existence. Il faut toujours se rappeler, en effet, qu’elle est la mère de ce Fils dont la personnalité est divine, et que sa maternité est une maternité qui engage en premier lieu sa personne, en l’ordonnant – par une certaine équation de lumière – à la personne du Christ, c’est-à-dire, finalement, en l’entraînant dans la désappropriation absolue impliquée dans la relation éternelle du Fils au Père, au cœur de la Trinité.
C’est par cette participation – unique en profondeur – à » la Pauvreté divine » que Marie naît de son Fils dans sa personnalité diaphane, avant qu’il ne prenne chair dans sa chair virginale, comme le fruit d’une contemplation – dont il est le principe – qui enfante d’abord, dans son esprit, le Verbe en instance d’incarnation dont son corps deviendra le berceau. C’est ce que Dante exprime dans un mot qui dit tout : « Vergine Madre, figlia del tuo Figlio » [1] (Vierge Mère, fille de ton Fils). C’est la formule qui manifeste le mieux le sens de l’Immaculée Conception de Marie, en liant la conception virginale de Jésus à l’éminente sainteté de sa mère, qui est le premier fruit de la rédemption. ( » Sublimiori modo redemptam « , comme écrit Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus : » Rachetée d’une manière plus sublime « ) La grâce du Christ a rejailli sur elle de telle manière qu’elle pût être adéquatement la mère de ce Fils qui est le Verbe incarné, comme la nouvelle Eve, née du cœur du nouvel Adam.
Ainsi un couple virginal, de cette virginité ontologique (d’être) qui a ses racines dans la transparence des relations intra-divines, est à l’origine de l’humanité personne, en qui est appelée à se transformer l’humanité espèce, à laquelle nous appartenons si lourdement tant que nous ne sommes pas » nés de l’Esprit « .
Dans cette perspective, l’exemption du péché originel en Marie exprime négativement ce que sa virginité (ontologique) exprime positivement. Si l’on admet en effet que le péché originel est, dans le premier acte proprement humain, le refus de se faire origine – en adhérant à soi dans un amour narcissique au lieu de se désapproprier de soi pour se personnaliser dans un amour oblatif – refus qui a, entre autres conséquences, la non-promotion de l’espèce à un statut personnel, Marie, totalement désappropriée d’elle-même dès le premier instant de son existence par sa relation unique au Sauveur promis, est par-là même entièrement désolidarisée de ce refus qui nous enténèbre, sinon pour concourir à nous en dégager, en unissant à celui du Christ le oui originel qu’il a fait jaillir en elle comme le premier prélude de sa maternité.
Quand on voit l’humanité contemporaine, si tragiquement empêtrée dans son problème démographique par sa soumission aux impulsions de l’espèce, recourir à des mutilations pour en prévenir les conséquences plutôt que de chercher à les surmonter par une discipline spirituelle, on ne peut que s’émerveiller en rencontrant en Jésus et Marie, au seuil de l’Evangile, cette totale libération à l’égard de l’espèce, qui annonce et qui rend possible l’avènement d’une humanité où le souci de se faire origine déboucherait enfin sur un univers de personnes.
La nouvelle vision de la femme, que suscite la présence de Marie dans notre histoire, constitue une des chances essentielles pour l’instauration d’un monde vraiment libre. Une personne qui enfante une personne par la désappropriation radicale où elle s’accomplit, quoi de plus semblable à la génération divine (du Verbe par le Père) dans cette hiérarchie de pauvreté qui est celle de l’Esprit ? La femme, façonnée sur ce modèle, transcendant l’espèce et attirant l’homme par la lumière de sa vie intérieure pour lui révéler les plus hautes régions de lui-même, en représentant pour lui une perpétuelle exigence de dépassement, suggérerait la vraie réponse à tous les problèmes qui se posent à l’humanité et qui ne peuvent trouver une solution humaine, tant que l’on méconnaît en nous cette capacité d’infini qui nous désaxe quand elle ne peut s’actualiser dans un champ d’expansion à sa mesure.
Tout enfant, a dit un poète, rêve sa mère immaculée. Ce rêve est si fort, en effet, que malgré tout ce qu’il peut savoir, il oublie le plus souvent qu’elle est épouse et il se persuade que sa maternité n’a jamais eu d’autre fondement que son amour pour lui. La Sainte Vierge est ainsi, à son insu, la vérité de son rêve.
L’adolescent qui a le privilège de la rencontrer reçoit de sa miraculeuse féminité un nouveau regard, où il apprend d’abord le respect de lui-même, dans la perception d’une présence impondérable engagée dans ses rapports avec lui-même et qui les sacralise dans une permanente exigence d’amour. Le mal n’est plus un interdit ni le bien un commandement. Il y a là simplement quelqu’un à qui on fait l’hommage de soi dans la lumière qui émane de lui. Toute la vie est changée, je l’ai éprouvé, à partir de cet instant où, au passage de l’Immaculée, le mur devient vitrail dans le chant du soleil.
O Virgo Virginans, j’aime à vous appeler, O Vierge virginisante, c’est vous qui avez été pour moi, en une seconde inoubliable, la porte qui s’ouvre sur cette libération intérieure où notre liberté s’accomplit, dans cette désappropriation de soi qui est la vraie virginité! Et c’est en ranimant en moi cette expérience – où je reconnais votre présence – à tous les moments décisifs de ma vie, que vous m’avez ramené dans les chemins de la Divine Pauvreté, que votre Fils nous a révélée comme la perle du Royaume qui resplendit au cœur de l’éternelle Trinité.
Ce cri d’immense gratitude devrait clore cet entretien. Il reste pourtant à remarquer que Marie, la nouvelle Eve, la Mère du Christ et la nôtre, est aussi en quelque sorte le signe et le sacrement de la maternité de Dieu. Elle le révèle au féminin, si l’on peut dire, comme la source de toute la tendresse que l’on peut rencontrer dans le cœur des mères et, donc, infiniment plus mère que toutes les mères. Il faut reconnaître, en effet, que la plupart des mères sont capables, quand il le faut, des plus héroïques dévouements. J’entends encore ce mot d’une femme dont on emmenait le fils en prison et qui, malgré le cruel déshonneur qu’elle en éprouvait, protestait de son amour pour lui en disant : » Si sa mère ne l’aimait pas, qui donc l’aimerait ? » Il semblait qu’il n’eût d’autre lien avec la vie que son amour et qu’elle voulût, à toute force, l’y rattacher par ce don passionné d’elle-même. C’est par de tels élans de pure générosité que beaucoup de femmes accèdent à cette maternité de la personne qui est, par excellence, celle de Marie, et qu’elles peuvent ainsi ré enfanter leurs fils ou leurs filles dans la liberté de l’esprit.
La tendresse incommensurable de la Sainte Vierge, qui embrasse toute l’humanité et tout l’univers dans le don qu’elle leur fait de son Fils – ayant, elle aussi, reçu de Dieu ce pouvoir illimité d’aimer -, est donc incomparablement capable de nous rendre maternellement sensible la tendresse infiniment maternelle de Dieu et de nous autoriser à le prier – au féminin – comme notre mère.
Déjà Isaïe prophétisait au nom de Yahvé :
Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle nourrit,
cesse de chérir le fils de ses entrailles ?
Même s’il s’en trouvait une pour l’oublier,
Nous avons infiniment plus de raisons que le plus grand des prophètes d’Israël, après l’immolation personnelle du Verbe Incarné, de croire à cette maternité de Dieu et de l’invoquer comme notre mère.
Ainsi ce petit mot, » maman « , peut devenir, dans un cri de tout notre être, la prière qui dit tout, qui demande tout et qui donne tout. Ne nous privons pas d’y recourir. La tendresse de Marie la fait jaillir spontanément de notre cœur. A travers elle, elle montera tout droit, comme une fusée, vers le coeur de Dieu qui est infiniment plus mère que toutes les mères.