Article de Maurice Zundel publié dans MASSES OUVRIERES Nø 53 – AVRIL 1950
Maurice Zundel s’interroge ici, avec la profondeur et l’originalité qui le caractérisent, sur la douleur subie, « la douleur qu’on n’aime pas et qui n’aime pas ». Aux antipodes du « résignez-vous, Dieu le veut », la réponse de Zundel éloigne de nous la tentation de la condamnation du monde pour cause d’absurdité, sans réussir à nous guérir de la peur de la douleur. Mais qui peut vraiment guérir cette blessure lancinante au cœur de la foi, sinon celui dont nous parle Zundel ?
La rencontre d’une croix au bord d’un chemin de montagne donne l’impression d’un accueil et d’un appel discret, comme si une très ancienne tendresse était là, après une attente si longue qu’elle eût pris ce visage de bois, en réduisant son corps à ces deux bras qui se détachent du tronc rigide, en un grand geste d’amour.
On passe devant, on se sent moins seul, on devine une Présence qui, très humblement, vient de nous faire signe. Elle est grave, cette Présence, sans austérité d’ailleurs, mais elle n’est point triste.
Il n’est pas triste non plus celui qui est une croix vivante et qui accueille sa sœur la mort corporelle en faisant chanter le Cantique du Soleil. Et c’est lui, sans doute, qui a le mieux réalisé dans tout son être l’accord mystérieux de la douleur et de la joie. Mais pourquoi faut-il cette douleur et d’où vient qu’elle ait pu faire jaillir une telle source de joie ?
Ce paradoxe, en tout cas, est un fait. Nul plus que saint François n’a vécu de la croix, n’a compati aux souffrances du Christ, n’a désiré le martyre qui l’y associerait plus intimement, et nul n’a éprouvé plus intensément la joie de la création, au point de définir le véritable ami de Dieu comme une espèce de jongleur qui meut et élève le coeur des hommes à la joie spirituelle.
Il y a évidemment un rapport très étroit entre la compassion qui le rend presque aveugle par toutes les larmes qu’il verse sur la passion du Seigneur, et l’exaltation qu’il éprouve au spectacle de l’univers ! C’est le même visage, dont le supplice le transperce d’une indicible détresse et dont la splendeur rayonne sur la face des créatures. Et s’il vit avec une telle intensité la douleur et la joie, c’est dans l’unité d’un seul et même amour.
Mais, si la joie est le couronnement de sa vie et le dernier mot de son message, si le Cantique du Soleil se place après les stigmates qui impriment dans sa chair les plaies du crucifié, comme la lumière qui en est le fruit, c’est que la joie est la fin, que la douleur est pour la joie, que la joie est la suprême vocation de l’homme, comme elle est la première intention de Dieu.
Et il n’y aurait sans doute pas de problème si tout le monde vivait comme saint François ! La douleur aurait toujours sa résolution dans la joie, comme une dissonance prélude à l’accord et est déjà colorée par son attente. Et, en vérité, dans le cas de saint François, la douleur même annonce la joie, parce qu’elle est acceptée, voulue et non subie. C’est, si vous le voulez, une douleur-sujet, une libre douleur, une douleur aimée, parce qu’elle est aimante.
Le vrai problème commence avec la douleur subie, la douleur éprouvée comme un mal intolérable, la douleur qu’on n’aime pas et qui n’aime pas, la misère sans issue, la lèpre, le cancer, les séparations et les deuils inconsolables, la guerre, les déportations, les chambres à gaz et les fours crématoires des camps de la mort : la douleur-objet, en un mot, qui nous atteint malgré nous, qui tombe sur nous comme sur un objet et qui tend à nous durcir en objets.
Est-ce que tout ce gâchis, tout cet écrasement monstrueux a un sens ? Est-ce qu’il est voulu de Dieu ? Beaucoup se hâtent de dire : « Oui« , pour dire aux autres : « Résignez-vous« . Mais ce n’est pas si simple! Et, d’abord, de quel Dieu entendez-vous parler ? Comprenez bien la question : notre idée de Dieu, comme de toute chose, varie selon nos dispositions. A quel moment est-elle vraie et à quel moment est-elle une caricature ?
Quand un physicien, devant un paysage d’atomes, sent se réveiller soudain toute sa puissance d’émerveillement et oublie soi et tout dans la joie d’une rencontre qui le comble ou quand nous-mêmes, à un concert, nous devenons tout silence par l’enchantement d’une Présence que la musique nous rend sensible ou quand les larmes jaillissent de nos yeux en entendant narrer un trait de bonté héroïque qui, dans le cœur humain, nous révèle une puissance d’amour qui dépasse l’homme, nous n’avons pas besoin de nommer la valeur : nous la reconnaissons pourtant immédiatement et nous savons qu’elle est notre seul bien sans mélange et notre seule liberté sans entrave.
Si nous pouvions rester dans cet état, il semble que nous serions capables de poser sur toute chose un regard délivré, d’apporter à toute la vie un consentement spontané, et de répandre autour de nous la douceur, la joie et la paix.
Mais ces instants privilégiés ne sont justement, que des instants. Nous retrouvons bientôt nos limites et celles des autres, nos soucis, nos fatigues et le sourd tumulte de nos passions. Le monde-objet nous ressaisit et notre vie s’extériorise. La valeur cesse d’être une Présence, elle n’est plus qu’un souvenir qui s’estompe de plus en plus. Encore un peu, et elle nous paraîtra abstraite, irréelle, chimérique. Ce qui restera en nous des exigences du bien s’affirmera comme une consigne à observer, c’est-à-dire comme une épreuve supplémentaire, ajoutée à toutes les autres, comme une charge, une contrainte, une limite, une menace.
L’ordre du monde nous paraîtra arbitraire, injuste et cruel, et, si nous le croyons encore réglé par une volonté, cette volonté nous paraîtra, elle aussi, sévère, partiale et tyrannique, extérieure enfin, comme un objet, voire comme l’objet le plus redoutable, puisque nous n’avons aucune prise sur lui, tandis que nous ne pouvons échapper à son emprise.
Si c’est cette volonté alors que nous appelons Dieu, quel rapport peut-elle avoir avec cette valeur qui faisait naître en nous l’espace illimité où nous nous sentions libres dans un univers harmonieux ? Il est clair que le contact, maintenant, est rompu et que ce n’est plus la même réalité que nous désignons sous le même nom de Dieu.
Il ne saurait vouloir, en effet, ni cet état d’écrasement, ni les circonstances qui le produisent, puisque cet état est tel qu’il nous éloigne de la valeur, qu’il l’efface et qu’il nous amène à en douter, à l’oublier et à lui substituer ce despotisme extérieur, ce dieu-objet qui en est la négation.
On voit l’importance décisive de la question : de quel Dieu s’agit-il ? Et on saisit du même coup, dès que l’on retrouve le Dieu-valeur, le Dieu intérieur, le Dieu-liberté, le Dieu-sujet, l’impossibilité de cette réponse : « Résignez-vous, Dieu le veut ! »
Mais non, Dieu ne le veut pas ! Il ne peut le vouloir, ou nous parlons d’un autre dieu, qui ne répond à aucune expérience intérieure et qui n’est qu’une idole, comme la projection dans le ciel des contraintes que nous subissons sur la terre. Mais, si Dieu ne le veut pas, qui le veut ? Qui veut la douleur, qui veut la guerre, qui veut la séparation et la mort, qui veut notre solitude et la haine qui en fait un enfer ?
Ne venons-nous pas de voir le monde nous devenir extérieur et prendre un visage hostile à mesure que nous descendions de notre Thabor et que nous tournions le dos à la valeur, en nous enfonçant dans nos déterminismes, en nous abandonnant à nos instincts, tandis qu’il recouvrait toute sa beauté et toute sa puissance de joie dans le regard de saint François lorsqu’il eut vraiment consommé le don de lui-même et atteint une parfaite liberté ?
N’est-ce pas le signe que nous sommes, d’une certaine manière, l’axe de l’univers, et qu’il devient, dans une certaine mesure, ce que nous sommes : objet, quand nous sommes objets, sujet quand nous sommes sujets, extérieur ou discordant ou, au contraire, intérieur et harmonieux, selon notre attitude.
Une lettre qui contient une confidence, encore faut-il qu’elle parvienne à celui à qui elle s’adresse ! Si elle tombe en des mains indifférentes, ce ne sera plus qu’un ridicule chiffon de papier. Il n’y a de confidence que si quelqu’un écoute, dont le coeur est accordé à ce secret. Si cette oreille attentive fait défaut, il n’y a pas de confidence, mais des mots incapables de répandre, dans une âme étrangère et absente, la vie dont ils étaient chargés.
Il en est peut-être ainsi de l’univers : il n’est peut-être que l’enveloppe d’une confidence que notre absence, j’entends l’absence de notre amour, prive de toute signification.
N’oublions pas que le Dieu par rapport auquel nous cherchons le sens de la douleur et de la mort est le Dieu de notre Thabor, le Dieu des instants privilégiés, où la rencontre s’est accomplie en l’épanouissement joyeux de notre liberté. Aussi rares que soient ces instants, ce sont les moments décisifs. Eux seuls doivent compter, pour apprécier les relations de Dieu avec le monde, parce que, justement, ce sont les seuls où nous sommes réellement en contact avec lui et où nous le laissons se révéler sans y rien mêler de nous-mêmes.
Or le Dieu de ces instants privilégiés, le Dieu-valeur, le Dieu-intérieur, le Dieu-esprit, le Dieu-sujet, ne peut avoir de rapport qu’avec un monde-sujet, ne peut créer qu’un univers dont la liberté est le sens, et l’amour la respiration. C’est, aussi bien, ce qu’il accomplit en nous dans la mesure où nous nous y prêtons.
Mais un tel univers, axé sur la liberté et l’amour, il ne le peut créer tout seul, comme il est impossible d’engager tout seul un échange, une amitié ou une confidence. Pour que le monde corresponde au don que Dieu est, tel qu’Il s’atteste dans les instants privilégiés où sa Présence nous délivre et nous comble, il faut qu’il devienne lui-même don, par un consentement qui le constitue dans son être-sujet. Si l’univers refuse ce consentement, qu’il ne peut d’ailleurs donner qu’à travers nous, la correspondance entre Dieu et lui est rompue, et son être s’extériorise, devient objet, étranger à Dieu et à soi, incapable de se joindre et de réaliser son harmonie et son unité, et donc en conflit avec soi, livré à la dispersion et à la douleur.
La doctrine du péché originel ne fait qu’affirmer l’existence, à l’origine de l’humanité, des mêmes exigences de liberté et d’amour que nous pouvons dégager de notre expérience dans ces moments privilégiés, où l’initiative divine nous devient sensible, avec cette différence qu’elle considère la première pensée humaine, le premier acte libre, comme investi d’une responsabilité beaucoup plus étendue que celle qui incombe à nos actes et à nos pensées, parce qu’il devait être l’acte de fondation d’un univers-sujet et d’une humanité-personne, par un consentement d’amour qui devait embraser toute la création, en donnant un sens à son passé et une espérance à son avenir.
Le refus d’un tel consentement, selon cette doctrine, a eu pour résultat de figer le monde et l’homme en objets, en les livrant à la dispersion et aux conflits d’où résultent la douleur et la mort. D’après cette doctrine encore, la première pensée, le premier acte libre constituaient quelque chose d’unique comme l’âge de raison dans la vie d’un enfant, lequel n’arrive qu’une fois.
C’est pourquoi ce refus primitif est en un sens absolument irréparable. Il y a quelque chose qui aurait pu être, un certain état d’unité et d’harmonie qui, tel qu’il aurait pu être, ne sera jamais. Les individus qui viendront à la suite seront des déshérités. Ils devront lutter contre le monde et contre eux-mêmes, et conquérir chacun pour soi son humanité.
Ce n’est pas que Dieu les abandonne et fasse peser sur eux sa colère. Ces mots sont des images qui traduisent humainement les résultats de nos refus et de nos absences.
Dieu ne refuse pas de pardonner, de recevoir en grâce l’homme pécheur et il ne cesse pas davantage de vouloir constituer un univers-sujet dont la liberté est le sens, et l’amour la respiration.
Mais il ne peut racheter le monde tout seul : c’est que l’amour est un échange de libertés et que l’une des parties est impuissante à l’établir sans le consentement de l’autre.
Il faudra qu’une liberté issue de l’univers, une liberté humaine, investie d’une mission universelle comme la première liberté, prononce ce « oui » qui ressaisisse toute l’histoire et la reconstruise sur les deux axes de la liberté et de l’amour. Ce sera l’œuvre du Christ et le sens de la croix.
Ce ressaisissement de l’histoire, ce redressement de l’univers, ce regroupement de l’humanité, c’est aussi notre vocation de chrétiens. La messe en perpétue l’exigence en nous rendant présents à l’offrande que le Christ fait de lui-même. Nous n’y venons point pour apaiser la colère divine et désarmer Sa vengeance, mais pour fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles et rendre à l’humanité son unité de grâce, et à l’univers sa vocation de liberté, en offrant dans la nôtre la liberté sans frontière du Fils de l’Homme, qui est le OUI en qui il n’y a pas de non.
Maurice Zundel