Maurice Zundel (vers 1950)
J’entendais, il y a quelques semaines, un homme, dans la trentaine, exposer sa vision du monde. Sa conviction et sa ferveur m’émouvaient, autant que ses explications me laissaient froid. Comment, ce n’est que cela ?
La même impression se reproduisit, une semaine plus tard, à propos d’un autre système dont une femme proposait la formule. Pour engager sa vie, aussi bien, toute explication s’avère insuffisante. C’est toujours trop ou pas assez : trop précis pour ne pas souligner les limites de l’idée où l’on s’arrête, pas assez profond pour atteindre notre intimité et faire surgir une adhésion personnelle.
Au fond, l’explication n’atteint son plein effet que dans la technique, là où il ne s’agit que de construire et d’organiser : vérité du faire, que l’on peut appeler vérité brique et non vérité jour où l’esprit trouve sa lumière et sa vie.
Toute explication scientifique prétend assurément aller plus loin, mais elle ne nous émeut que si nous la pouvons saisir en son jaillissement créateur, où elle s’atteste comme dépassement, en suggérant d’inépuisables possibilités que sa formulation rigoureuse endormira : en attendant qu’elle s’éveille à nouveau dans la gestation d’une théorie plus compréhensive, appelée par de nouvelles questions.
Un monde entièrement expliqué, Einstein l’a bien vu, cesserait de nous intéresser, et deviendrait bientôt, pour reprendre une expression de Gabriel Marcel, » le lieu du désespoir « . Ce qui est une autre manière d’exprimer qu’une hypothèse nous satisfait par les perspectives qu’elle ouvre, plus que par le contour arrêté des conclusions où elle s’enferme.
Sans doute, ces deux aspects sont indissolublement liés : de concentration et d’élan, d’arrêt et de projet, de terme et de départ. Rien n’est plus détestable que l’imprécision là où la précision est possible et requise, comme rien ne s’oppose plus radicalement à l’infini que l’indéfini.
Et pourtant, si la taille du diamant doit être sans bavure, c’est pour les jeux d’une lumière où fulgure sa géométrie, comme nos idées attendent l’éclair qui les traverse, quand elles se font jour en notre esprit.
En disant qu’elles se font jour en notre esprit, je ne parle pas de cette clarté manuelle où le technicien voit se dessiner le plan d’une construction, je pense à quelque chose d’analogue au rayonnement d’un chef-d’œuvre et que l’on retrouve identique en chacun, j’évoque ce jour unique auquel toute pensée géniale se réfère et nous conduit.
Quel est le secret de cette illumination qui nous comble sans nous borner, en éveillant au contraire les harmoniques consonants de toutes les rencontres semblables ? Y‑a‑t‑il, autrement dit, un schème du génie ? Je crois que oui et qu’il se résume en la médiation harmonieuse d’éléments antagonistes qui échangent en lumière leurs contrastes, dans une correspondance imprévisible qui les révèle complémentaires.
Mais bien entendu, il ne suffit pas de mettre en œuvre une telle formule pour atteindre au génie. Il y a dans tout chef-d’œuvre, comme dans toute pensée géniale, un coefficient personnel ou plus exactement un concours de présences indispensables : celle de l’auteur à l’instant créateur, la nôtre au moment de la rencontre et une troisième dont nous prendrons bientôt conscience et qui est le ferment des deux autres.
Qu’une œuvre géniale nous comble, cela veut dire qu’elle ouvre en nous un espace sans frontières où notre liberté se déploie comme un élan qui nous délivre de nous-même, en adhérant à » un mieux que nous-même « , dans notre propre intimité, où nous sommes jetés soudain par cette rencontre même et qui ne survit point à sa disparition.
Nous changeons de plan, en effet, nous changeons d’étage, c’est‑à‑dire rigoureusement, que nous changeons d’être, dès que nous entrons dans ce dialogue silencieux qui est toute notre existence personnelle, toute notre existence humaine en sa différence propre.
Qu’il y ait là Quelqu’un, intérieur à nous-même et qui nous intériorise à nous-même en déployant notre moi comme un univers de valeurs, c’est aussi évident que le don où notre existence jaillit tout entière en forme et figure de générosité. Voilà précisément, la troisième Présence, sans laquelle nous serions restés englués dans notre moi biologique, comme l’auteur serait demeuré sans elle dans la vérité brique d’un monde à construire, sans nous pouvoir jamais rendre sensible l’étreinte créatrice des éléments contrastés où deux univers se fiancent et jouent l’un dans l’autre.
Essayons de préciser ces images.
Quelle est la trame réelle d’une œuvre géniale, je veux dire qu’est‑ce qui lui confère le pouvoir de devenir en nous un évènement personnel et personnifiant, où nous décollons de nous-même en reprenant pied dans notre intimité ? C’est sans doute qu’elle a pour support, au-delà des matériaux, au-delà des mots et des chiffres, une âme humaine dont la capacité d’infini, comblée par la Présence qui la révèle à soi transparaît dans l’œuvre comme le sourire du visage dont elle suscite en nous la merveilleuse rencontre.
C’est cette présence humaine transparente à Dieu, où Dieu transparaissant à travers cette présence humaine, sensible bien qu’inexprimée, qui éclaire l’explicite et l’expliqué d’un jour infini où les matériaux et les mots ne jouent plus que le râle d’inducteurs d’une confidence éternelle, où nous sommes introduits, de quelque manière, dans l’intimité qui éveille et accomplit la nôtre.
C’est aussi bien, pourquoi un discours qui n’est pas une présence, quand il contiendrait mille fois plus de choses mille fois plus parfaites, en apparence, qu’une parole vivante, perd toute saveur humaine et ne réussit pas à nous toucher. C’est que nous retombons avec lui au niveau du monde à construire et des vérités briques au niveau des explications qui ferment l’univers aux aventures de l’esprit, en nous ramenant au » ce n’est que çà » qui meurtrit notre capacité d’infini, incapable de se déployer dans une réalité qui s’épuise et dont l’inventaire pour rait s’achever.
Ce qui revient à dire, que la seule réalité en équation avec les dimensions de notre esprit ne peut avoir d’autre truchement efficace, qu’un esprit qui nous la rende présente, qu’un être humain qui s’en laisse consumer et nous en communique la flamme.
Alors, les mots deviennent témoignage et leur sens s’illumine du visage qui les profère en suscitant en nous la vie qui les traverse et qui les dépasse infiniment. Leur imperfection désormais, ne gêne plus, puisqu’ils ne cessent de nous renvoyer à une lumière pour laquelle il n’y a pas de formule et qui ne luit en eux que par leur enracinement dans une âme qui en vit.
La vocation du génie nous apparaît ainsi dans son rôle de fixateur du jour vivant qu’une personne est seule apte à saisir, par l’adhésion transformante qui constitue précisément toute sa personnalité. Ce n’est sans doute, la plupart du temps, qu’en l’éclair d’un instant, celui même dont procède le chef-d’œuvre, que les génies créateurs sont reliés à la source éternelle. D’innombrables intermittences les replongent dans leur moi zéro, en les rendant aussitôt étrangers à leur œuvre.
Les Saints, auxquels ils s’apparentent et parmi lesquels ils prennent rang quelquefois, explicitent surnaturellement leur témoignage, dans la montée d’une vie toujours plus transparente à Dieu. C’est pourquoi ils constituent les organes les plus appropriés d’une révélation qui ne peut-être, en définitive, qu’une libération où le révélateur obtient d’autant plus de crédit qu’il est lui‑même plus libéré et plus libérateur.
S’il y a une vérité jour dont la lumière ne s’épuise point, comment la connaitrai‑je, aussi bien, sinon dans le jour que je deviens quand je décolle de moi, de toute servitude de la chair et de l’esprit, de toute partialité individuelle ou collective, en l’élan qui m’identifie avec la clarté sans alliage où s’atteste la liberté infinie qu’elle est.
Mais si le révélateur mêle a son message les contingences de son individualité ou de son milieu, il rendra plus malaisé la perception de la Présence où la lumière a son foyer. A moins qu’il ne me laisse entendre qu’il n’est point dupe des limites auxquelles tout langage doit s’astreindre, dès qu’il tente d’expliciter l’inexplicable.
Celui‑là seul obtiendra donc, toute ma créance dont l’âme sans frontière me préservera de tout malentendu, dont la personne s’identifie complètement avec le jour dont elle témoigne et dont la présence inhérente à son message, éliminera, par sa propre vertu, tout ce qui est caduc dans les mots, quels qu’ils soient, qui lui servent de véhicule.
Le Christ est cela pour les chrétiens et c’est parce qu’il est cela qu’il est possible d’être chrétien.
Le vin nouveau ne peut entrer dans les vieilles outres ; il y a beaucoup de choses à dire qui ne peuvent encore être dites : il faut attendre le feu de l’Esprit et la naissance d’En haut qui donne accès au Règne de Dieu.
Cet » En haut » est d’ailleurs plus intérieur à nous-même que nous-même et nous y atteignons, précisément, quand notre présence n’est plus que l’affirmation de la Présence divine dans le jour de l’Amour qui est la vérité même. Une telle expérience est aussi incommensurable à toute explication que la lumière d’un visage transfiguré par la tendresse dont il vit.
Cela n’exclut pas l’emploi du langage, indispensable à toute communication humaine, mais les mots ici, ‑ j’entends dans l’Eglise où le Christ poursuit son témoignage ‑ sont des mots présence, des mots sacrements, qui portent en eux-mêmes la vertu critique capable d’éliminer toute contingence, toute limite et toute caducité.
Ne voyons‑nous pas, des Synoptiques à saint Jean, le drame du Christ s’universaliser en se situant au centre de la création, de l’histoire et de la conscience humaine ; comme la chrétienté apostolique se détache de la Synagogue et renonce à attendre le retour immédiat du Seigneur, sans que ces transformations, pas plus que l’épanouissement du monothéisme juif en altruisme trinitaire, suscitent aucune objection de principe notoire dans une foi qui puise toute sa lumière dans la présence même de Jésus.
Et toute l’évolution de la pensée chrétienne se tient dans la même ligne. Les formules changent, suivant l’incidence des interrogations que suscite le message, autant qu’il est nécessaire pour attester l’identité de la Personne, incommensurable à toute formule, qui est, tout ensemble, le message et le messager.
On peut, sans doute, distinguer à chaque époque, l’apport d’une culture qui marque la doctrine à l’effigie du temps. C’est que chaque époque, justement, interroge avec ses préoccupations et doit se disposer, avec ses propres ressources, à la rencontre éternelle : en aiguisant cette fine pointe de sa culture qui se projette au-delà des mots, vers le jour dont une Présence infinie peut seule contenir et communiquer la clarté. Une pensée toujours en avance sur ces formules c’est, en effet, ce qu’il faut supposer dans ce concours des différents âges de l’intelligence à l’expression d’un message qui ne ressortit, finalement, à aucune explication.
La microphysique a bousculé les catégories sur lesquelles des millénaires avaient édifié leur image du monde, en sorte que l’univers apparaît, réellement, construit sur un tout autre modèle que celui que nous croyions lui avoir emprunté. Avant de comprendre la portée exacte de cette révolution dans la connaissance, nous en avons appris assez pour capter des énergies capables de détruire toute civilisation.
Ce qui prouve bien que les vérités briques ‑ qui n’ont sans doute pas dit leur dernier mot si l’humanité choisit de durer – sont, par elle-même, incapables de fonder une culture et d’humaniser la brute que chacun porte en soi. Elles fournissent des possibilités indéfinies de construction qui offrent, aussi bien, des possibilités indéfinies de destruction.
La vérité qui nous transforme est d’un autre ordre. Elle est esprit et nous élève au plan de l’Esprit. Elle est une Présence et elle nous rend présents à nous‑même et à tout, en suscitant notre intimité comme un univers de valeurs où toute réalité s’accroît du rayonnement dont nous devenons le foyer. Elle est une Personne éminemment, comme elle est seule par elle-même personnifiante, en aspirant tout notre être dans l’élan où il rompt ses amarres, dans l’altruisme infini où notre existence prend figure de don.
Elle s’atteste donc aussi, par-là même, comme souveraine liberté, puisque c’est à son contact que nous décollons de nous-même en l’offrande où notre liberté s’accomplit. Elle est le jour enfin, d’une connaissance dont la transparence exhaustive est l’objectivité candide d’un suprême dépouillement, comme » la lumière de la flamme d’amour « .
Tout cela n’est que balbutiement et pourtant déjà se lit, en chacun de nous, à tout instant où il est guéri de soi, projeté du moi zéro au moi valeur, par cette soudaine rencontre avec le visage mystérieux qu’il découvre imprimé dans son cœur.
C’est l’histoire des disciples d’Emmaüs et c’est toute l’histoire chrétienne. Jésus parle : quoiqu’il dise, les mots qu’il prononce vivent éternellement de l’unique Parole qu’il est et l’âme, prévenue par sa générosité et entraînée dans le dialogue de lumière et d’amour où elle se perd de vue dans le don où l’éternelle charité atteste sa présence, sait qu’il est le Révélateur parce qu’il est le Libérateur.