Les Femmes myrrhophores[1][2]

 Père Alexandre Schmemann 1921-1983
Prêtre  orthodoxe
Institut Saint-Serge, Paris

Lorsque pendant la Semaine Sainte, nous entendons le récit de la passion du Christ, de Sa crucifixion et de Sa mort, un détail nous frappe immanquablement : la fidélité jusqu’au bout, d’un petit nombre de gens, essentiellement des femmes,  dont il n’est presque rien dit ailleurs dans l’Évangile. Au sujet des disciples du Christ, on sait, que tous, après L’avoir abandonné, s’enfuirent. Pierre le renia trois fois. Judas le trahit.

Des foules entières suivaient le Christ pendant Sa prédication. Tous attendaient quelque chose de Lui : de l’aide, des miracles, des guérisons, la libération de l’odieux joug romain, l’amélioration de leurs situations. Mais le sens de son enseignement – sa prédication sur le sacrifice de soi et l’amour, sur le don total de sa personne – échappait à ces foules innombrables. Mais voilà que commença à croître la haine à son égard, de la part des dirigeants du peuple… Dans la prédication d’amour du Christ résonnaient déjà les prémices du sacrifice qu’Il allait accomplir au nom de cet amour. La foule commença à se raréfier, à fondre. La gloire terrestre du Christ, son succès humain rayonna avec éclat pour la dernière fois, le jour de son entrée triomphale à Jérusalem, toute la ville fut ébranlée. On attendait de Lui Son royaume ici-bas, la victoire et la gloire terrestres.

Tout cela prit fin aussitôt. La lumière s’éteignit : à la suite du Dimanche des Rameaux s’instaurèrent les ténèbres. Et alors, tous L’abandonnèrent et prirent la fuite.

Mais il s’avère que ce ne fut pas le cas de tous. Au pied de la Croix vient l’heure de la fidélité et de l’amour terrestres. Ceux qui au moment du succès étaient, semble-t-il, si loin, ceux que nous n’avons quasiment pas rencontré au fil de l’Évangile, et auxquels, d’après les propos de l’apôtre, le Christ n’avait pas parlé de Sa résurrection, et pour qui, par conséquent, tout prenait fin, tout était perdu en cette nuit au pied de la Croix, ceux-ci mêmes firent preuve de fidélité, restèrent fermes dans leur amour. L’évangéliste Jean dit : Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, et la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala.

Puis, après la mort de Jésus,le soir venu, arriva un homme riche d’Arimathie, du nom de Joseph, qui lui aussi était devenu disciple de Jésus… ; puis, ayant roulé une grande pierre, à l’entrée du tombeau…(Mt 27, 57-60). Le lendemain, après le sabbat, à l’aube, ces mêmes femmes arrivèrent au tombeau pour embaumer d’aromates le corps du mort, selon la coutume. C’est à elles tout d’abord qu’apparut le Christ ressuscité : ce sont elles, les premières qui entendirent de Lui ce Réjouissez-vous qui devint, pour l’éternité, la substance de la force chrétienne.

Le Christ n’avait pas initié ces femmes aux choses qui allaient venir, comme Il l’avait fait pour les douze. Elles ne connaissaient pas le sens de Sa mort, ni le mystère de la victoire future et de Sa résurrection prochaine. Pour elles la mort de leur maître et ami était une fin, la plus terrible et la plus humiliante qui fût, une rupture effrayante. Elles se tenaient au pied de la croix seulement parce qu’elles aimaient Jésus, et pour cette raison, Lui offraient leur compassion. Elles n’abandonnèrent pas ce pauvre corps supplicié, mais accomplirent tout ce que l’amour accomplit depuis toujours lors de l’ultime séparation. Ceux à qui le Christ avait demandé de rester auprès de Lui à l’heure de ce combat terrifiant, lorsque, selon l’Évangile, il commença à ressentir frayeur et anxiété, ceux-là même l’abandonnèrent. Alors que celles à qui Il n’avait rien demandé, restèrent fidèles à leur simple amour humain. Cependant Marie se tenait près du tombeau et pleurait. C’est ainsi qu’à travers les siècles l’amour pleure, comme le Christ lui-même pleura près du sépulcre de son ami Lazare. C’est à cet amour que fut d’abord révélé la victoire; c’est à lui, à cette fidélité qu’il fut donné d’apprendre qu’il ne fallait plus pleurer, que la mort est engloutie par la victoire, qu’il n’y a plus et qu’il n’y aura plus désormais cette séparation sans espoir.

Tel est le sens de ce dimanche des Femmes mirrhophores. Il nous rappelle que seul l’amour et la fidélité resplendirent alors, dans ces ténèbres désespérantes. Il nous invite à faire en sorte que, dans le monde, l’amour et la fidélité ne meurent pas, ne disparaissent jamais. Il condamne notre pusillanimité, notre peur, notre éternelle autojustification servile.

Il me semble qu’aujourd’hui, précisément, nous avons surtout besoin de nous souvenir de cet amour, de cette simple fidélité humaine. Car les temps sont venus où l’on bafoue ces valeurs. Mais en même temps, pendant des siècles, parfois faiblement, a brillé, a lui dans le monde un reflet de la fidélité, de l’amour, de la compassion, qui s’étaient manifesté silencieusement pendant les souffrances de l’Homme abandonné de tous. Nous devons nous accrocher à tout ce qui, dans notre monde, vit encore de la chaleur, de la lumière du simple amour terrestre et humain. L’amour n’interroge pas l’homme sur des théories ou des idéologies, il s’adresse à son cœur et à son âme.

L’histoire humaine a connu des secousses, des empires ont vu le jour, puis se sont effondrés, la culture s’est édifiée, des guerres sanglantes se sont déchaînées, mais sans relâche, au-dessus de cette histoire tragique et trouble, continua à briller l’image du féminin dans la femme et l’homme. L’image de la sollicitude, du don de soi, de l’amour. Sans cette présence, sans cette lumière, notre monde, en dépit de ses succès et de ses acquis, n’aurait été qu’un monde terrifiant. On peut dire que c’est le féminin qui a sauvé et sauve la dimension humaine de l’être humain : il le fait non seulement avec des mots et des idées, mais le plus souvent par une présence silencieuse, attentive, aimante. Si, en dépit du mal qui règne dans le monde, la mystérieuse fête de la vie ne cesse d’être célébrée, c’est parce que la joie et la lumière de cette fête réside dans l’amour et la fidélité féminines à jamais intarissables.

[1]Qui portent la myrrhe pour embaumer un défunt.

[2]tiré du livre Vous tous qui avez soif. Entretiens spirituels, Paris, YMCA-Press/François-   Xavier de Guibert, 2005

 

[1]Qui portent la myrrhe pour embaumer un défunt.
[2] tiré du livre Vous tous qui avez soif. Entretiens spirituels, Paris, YMCA-Press/François-   Xavier de Guibert, 2005