Sur l’Assomption de Marie

 La Dormition de la Vierge  – Fra Angelico 

 

Homélie de Maurice Zundel en 1919 à Neuchâtel en Suisse

Mes frères

La seule et unique démocratie qui soit au monde, c’est l’Eglise Catholique. Chacun de ses membres, en effet, n’est pas seulement susceptible de s’élever aux plus hautes dignités et de parvenir au faite de la gloire. Ce qui serait déjà un privilège unique ‑ mais chacun d’eux doit encore être, actu­ellement le familier de Dieu, l’héritier du Père, et le co‑héritier de Jésus‑Christ, chacun d’eux peut, sans restriction, s’approprier la parole de notre Seigneur :  » Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner son Royaume « (Luc 12, 32)

Pape ou artisan, docteur ou illettré, génie ou pauvre d’esprit, ils ne se distinguent pas devant Dieu que par l’intensité de leur charité. Et dans ce domaine, aucune limite à l’ambition  : la voie de la sainteté est ouverte à tous. Les barrières sociales n’arrêtent personne.

L’organisation extérieure de l’Eglise avec son imposante hiérarchie avec la richesse et la variété de ses uniformes, ne porte point atteinte à cette harmonieuse égalité  : Serviteur des Serviteurs de Dieu, écrit le Souverain Pontife en tête de ses lettres. Et cela est littéralement vrai. Son autorité, venue d’en haut, ne s’étend à toutes les âmes régénérées par le baptême que pour les libérer du triple esclavage des richesses, de l’orgueil et de la chair… pour les faire grandir dans l’amour et toujours plus les diviniser.

Et il en est de même à tous les degrés de la juridiction ecclésiastique. On peut en conclure immédiatement qu’il n’y a pas de place dans l’Eglise pour un ensei­gnement secret, réservé à quelques privilégiés : la Parole de Dieu, comme le Verbe divin, illumine tout homme venant en ce monde ; infaillible dans la bouche des pasteurs, elle est reçue sans erreur par le peuple chrétien ; et ce qu’ils croient, ses chefs l’enseignent par la vertu de l’Esprit saint. Aussitôt donc qu’on aura constaté chez les fidèles une croyance religieuse universellement répandue, on pourra affirmer avec la plus entière certitude qu’elle fait partie de la doctrine catholique, et que par suite elle dérive du père des lumières.

Or en ce jour, les enfants de l’Eglise, de toute tribu, de toute langue et de tout pays, se réunissent au pied des autels de la très Sainte Vierge pour chanter son Assomption, pour affirmer que son corps échappa à la corruption du tombeau, et qu’il fut réuni peu de temps après sa mort, à son âme glorifiée, pour être associée à son triomphe.

Marie a été enlevée au Ciel, les anges en liesse louent et bénissent le Seigneur (Antienne de l’Assomption) Il n’y a pas un catholique qui puisse admettre un doute sur cette vérité. Bien plus, aux yeux de l’immense majorité des fidèles, elle fait partie intégrante de l’enseignement traditionnel, au même titre que l’Immaculée‑Conception ou l’Ascension du Christ.

Cela suffirait pour nous convaincre que notre foi est ici engagée, et pour nous faire dire  :  » je crois « . L’Eglise cesserait d’être la gardienne et la dispensatrice de la vérité, si une erreur doctrinale arrivait jamais à prendre une telle expansion, et l’infaillibilité de ses chefs serait illusoire, s’ils laissaient s’implanter, sans protestation, des croyances étrangères au dépôt sacré, qui leur est confié.

Mais des documents surabondants nous prouvent que la voix du peuple chré­tien n’est que l’écho vivant de l’Eglise enseignante. Dès le 4ème siècle, des Pères de l’Eglise  : saint Athanase, saint Ephrem, saint Ambroise, puis plus tard, saint Jean Damascène, saint Pierre Damien, saint Bernard, sans compter un grand nombre d’évêques éminents comme saint Denis d’Alexandrie, saint Modeste de Jéru­salem, Hildebert du Mans et saint Amédée de Lausanne, auxquels s’ajoutent les grands théologiens du Moyen-Age  : saint Thomas d’Aquin et Albert le Grand, et les Docteurs modernes  : saint François de Sales et Bellarmin, ont tour à tour vu des figures de la très Sainte Vierge dans l’arbre de vie du paradis terrestre, dans le Buisson ardent qui apparaît à Moise, brûlant sans se consumer, dans l’Arche d’Alliance faite de bois incorruptible…

Des femmes aussi, d’après eux, l’ont annoncée  : Judith et Esther ; et le Cantique des Cantiques tout entier se rapporte à elle. Et il ne s’agit pas là de simples applications telles qu’en peuvent faire pour satisfaire leur dévotion de pieux auteurs. Les écrivains dont nous parlons reconnaissent dans les choses ou dans les personnages énumérés, de véritables types de la Mère du Christ. Dans leur pensée, Dieu, en inspirant aux auteurs sacrés de consigner, par écrit, les hauts faits d’Israël ou les élans d’amour du peuple choisi, a attaché aux objets qu’ils décrivaient une signification prophétique qui dépassait le sens littéral.

Les mots racontaient le passé ou célébraient le présent, les choses parlaient de l’avenir au gré de l’Esprit saint et révélaient déjà la dignité suréminente de la femme lointaine dont le fils vainqueur appor­terait au monde la Paix. Les Pères n’ont d’ailleurs pas déduit dès l’origine ‑cela n’apparaît pas en tous cas dans les écrits qui nous sont parvenus ‑ les conséquences qu’impliquent ces figures pour la croyance qui nous occupe.

Saint Modeste, patriarche de Jérusalem au 7ème siècle, met, le premier, les types de l’Ecriture en relation avec l’Assomption de la Sainte Vierge, dans un sermon pour la dormition de Notre Dame. Notre Dieu qui a donné la Loi sur le Mont Sinaï et qui l’a apportée de Sion, a mandé auprès de lui l’Arche Sainte dont le Roi David, un de ses ancêtres, parle ainsi dans ses chants  :  « Levez‑vous, Seigneur, entrez dans votre repos, vous et votre Arche sainte…  » Et tous les docteurs après lui, grecs ou latins, avant comme après le 13ème siècle, firent ressortir des figures de l’Ancien Testament le même privilège de Marie, en recourant pour la plupart à l’Arche d’Alliance faite de bois incorruptible.

Or, quand les Pères et les théologiens d’époques et de lieux si divers sont unanimes à affirmer dans le même sens une même doctrine, cette doctrine appartient sans aucun doute à l’enseignement de l’Eglise, et par suite, elle participe à son infaillibilité, dans le sens indiqué par eux.

En d’autres termes, les Pères ne parlent plus alors en leur nom. Ils ne sont que les organes du magistère ecclésiastique, les porte-voix de l’Eglise enseignante, à laquelle le plus souvent ils appartiennent, avec l’assen­timent de laquelle, toujours, ils écrivent. S’ils se trompaient, l’Eglise qui a reconnu leur autorité se tromperait avec eux.

Appliquées à notre sujet, ces notions nous font saisir avec la dernière évidence que l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, est un fait au moins implicitement révélé par les types de l’Ancien Testament, impli­citement reconnu comme révélé par les Pères des six premiers siècles qui durent évidemment apprendre des apôtres, derniers promulgateurs de la Révélation, le sens attaché à ces figures, par la libre volonté de Dieu. Enfin explicitement enseigné comme révélé par les docteurs à partir du 7ème siècle. C’est à dire que cette vérité fait partie du dépôt doctrinal garanti par l’autorité de Dieu, confié à la vigilance et à la dispensation infaillibles de la Sainte Eglise. Celle-­ci a d’ailleurs eu soin de confirmer le sentiment des Pères en faisant sienne dans la liturgie de ce jour, et en insérant dans les litanies de la Sainte Vierge cette sublime invocation  :  » Arche d’Alliance, priez pour nous. »

Sans doute, aucun concile général, aucun pape n’a encore rangé l’Assomption au nombre des dogmes catholiques. Mais nous osons l’espérer, cette solennité incomparable, cet éclat extérieur, unique, ne manquera pas d’auréoler un jour ce privilège de Marie. Sa gloire y est intéressée, et plus encore celle de son Fils Jésus, puisque aussi bien l’Incarnation du Verbe est la raison der­nière de cette exaltation sans exemple. La Sainte Trinité ayant, en effet, formé la chair du Christ du sang très pur de Marie, le Corps de la Vierge est en quelque sorte le Corps du Sauveur. C’est ce qui faisait dire à saint André de Crète  : O Vierge Mère, le sépulcre ne peut vous retenir, car la corruption ne doit pas envahir le corps du Seigneur en vertu d’une simple application de cette loi formulée par saint Thomas :  » L’ignominie de la Mère rejaillit sur le Fils « – au sujet de l`impeccabilité de Marie.

D’ailleurs, l’amour du Christ pour sa Mère exigeait qu’il la préservât de cette humiliation dont la seule idée nous est si intolérable à l’égard de nos proches, qu’en dépit de l’évidence contraire, nous nous obstinons à croire intacts ces traits que nous avons aimés, quand au bord de leur tombe, nous allons nous entretenir avec eux.

L’Amour filial de Dieu a réalisé ce que notre piété désire avec tant d’ardeur. Celui en qui était la vie avant tout commencement, n’a pu s’empê­cher de revêtir d’immortalité celle qui lui donna la vie dans le temps, celle qui fut associée si étroitement à son oeuvre rédemptrice, celle qui, dès sa conception, coopéra à sa victoire sur la mort… Car la mort est le salaire du péché ; or Marie, préservée du péché originel, et immunisée contre les assauts de la concupiscence mauvaise, échappait par-là même à la loi de toute chair. Et si son cœur fut percé par le glaive, si elle fut la Mère des douleurs, si elle descendit au tombeau, ce ne fut que pour être plus semblable au Rédempteur et pour participer plus activement à sa mission d’amour. Il fallait que l’ana­logie s’achevât et que l’Ascension eût un parallèle dans l’Assomption de Marie. Il le fallait pour dédommager la très Sainte Vierge des humiliations de Beth­léem, et des affres du Calvaire. Il le fallait pour faire éclater aux yeux de la fille de David l’immensité de sa grandeur.

Mère de Dieu, avons‑nous déjà réfléchi, mes frères, sur la portée de ces mots, vous êtes‑vous déjà rendu compte du Mystère écrasant qu’ils renferment ? Une femme est devenue Mère de Dieu ! Mais ne voyez‑vous pas que cette formule est inséparable de celle-ci  : le Verbe s’est fait chair. Aussi obscures l’une que l’autre, et aussi lumineuses, elles laissent toutes deux entrevoir, sous des aspects différents, ces abîmes de la miséricorde divine qui confondent la créature.

Or, quelque grands que furent les privilèges de Marie, elle n’en demeura pas moins une créature incapable de saisir jusqu’en leur fond, les convenances du plan rédempteur. Elle eut assez d’humilité pour s’abandonner sans réserve à l’action de l’Esprit saint, elle eut assez d’amour pour embras­ser toutes les angoisses qu’il lui imposa, mais elle ne put comprendre complètement la place qu’elle tenait dans ses desseins. Elle cheminait dans la foi, et bien que Dieu l’eût remplie de sa Sagesse, elle ne perçut les merveilles de sa grâce que d’une manière obscure.

C’est par la foi qu’elle sut qu’elle était mère de Dieu, foi sereine, foi inébranlable, foi ardente, mais toujours bien éloignée de la pleine vision. On comprend dès lors que notre Seigneur se soit plu à récompenser sans mesure la fidélité de la Vierge, et qu’il ait voulu lui révéler avec tout l’éclat possible, le rôle que, de toute éternité, l’Amour divin lui avait réservé. Et puisque c’est avant tout la Mère qu’il entendait glorifier en elle, il est tout a naturel qu’il ait tenu à associer au triomphe de son âme, son corps virginal, qui fut le tabernacle de la vie, l’Arche d’Alliance du Très Haut, que les Chérubins n’ombragent plus de leurs ailes, comme l’arche mosaïque, mais qu’ils acclament comme leur Reine, avec les patriarches et les prophètes, avec toutes les âmes rachetées par le sang de l’Agneau, en la saluant de ces mots qui l’­avaient effrayée à Nazareth, et qui maintenant la remplissent d’allégresse.

Ave Maria… Et sur la terre, au milieu de ses combats, l’Eglise leur fait écho : Marie est montée aux cieux, réjouissez‑vous parce qu’éternellement, elle règne avec le Christ. Réjouissez‑vous, car pour ceux qui ne sont pas encore venus au terme, la gloire de Marie éclate comme une espérance :  » Dépassant les hiérarchies angéliques et les rangs des saints, elle monte jusqu’à la droite de celui qui siège sur le Trône. » Et officiellement, elle prend possession de ses fonctions d’avocate du genre humain. Mère de Dieu, elle est aussi Mère des Hommes, et désormais toutes les grâces qui leur seront accordées passeront par ses mains. Plus que jamais elle sera l’Arche d’Alliance, la Médiatrice du monde dans l’application des mérites de celui qui seul peut nous rendre, par sa Passion, le titre, que nous avions perdu, à la bienveillance du Père.

Et quand, tout couverts de souillures, ayant abusé de toutes les grâces, et méprisé toutes les avances divines, les Hommes n’oseront plus lever les yeux vers la majesté infinie pour implorer leur pardon, ils auront la ressource bien douce de s’adresser à celle qui est toute puissante sur le cœur de son Fils, à celle à qui a été dévolue l’œuvre de la miséricorde dans l’exécution de la justice.

Voilà pourquoi nous devons nous réjouir avec notre Mère, pourquoi son triomphe doit nous être doublement cher, à nous catholiques neuchâtelois, puisque aussi bien notre église et notre ville sont placées sous le vocable de Notre-Dame de l’Assomption. Il y aura en effet bientôt mille ans qu’un pieux évêque a chanté là-haut dans la vieille collégiale, avant de répandre l’huile sainte sur la pierre de l’autel :  » Consacre avec toute ta clémence, O Dieu, cette basilique édifiée pour les Mystères sacrés en l’honneur de l’Assomp­tion de la Bienheureuse Vierge Marie. »

Et aujourd’hui encore, malgré les tristesses de la scission, malgré le silence qui s’est fait autour de son nom maternel, ces vieux murs chantent une hymne à sa gloire. Oh ! Pourquoi n’y entend‑t‑on plus le Gaudeamus de la liturgie de ce jour  ? Pourquoi  ? Pour une grande part, sans doute parce que nous avons péché contre la lumière, parce que nous déshonorons par notre vie notre titre de catholique, parce que nous empêchons la vérité d’apparaître aux yeux de tant d’âmes qui la cherchent avec d’indicibles an­goisses. Prendrons‑nous enfin conscience de nos responsabilités, et du devoir que nous avons de rendre témoignage au Christ et à son Eglise ?

Mais pour que notre faiblesse ne trahisse pas notre bonne volonté, demandons à Marie de nous prendre la main, et supplions-la d’intercéder en notre place pour nos frères bien aimés, afin que Dieu oublie en leur faveur nos fautes sans nombre, et qu’il leur fasse la grâce de pouvoir redire avec nous : Arche d’Alliance, priez pour nous.