Croyez-vous en l’homme?

Maurice Zundel

Enregistrement transcrit, TVML 031 Lausanne, 1956

On demandait un jour à un grand physicien français : « Croyez-vous en Dieu ?  » A quoi il répondait : « Et vous, croyez-vous en l’homme ? » On voit bien dans cette réponse l’attitude de ce savant, incroyant certainement, qui oppose à l’inquiétude religieuse cette passion de l’homme, qui est une chose d’ailleurs si admirable.

A Genève, récemment, au cours des Rencontres Internationales, un écrivain notable, Jean Guéhenno, faisait, lui aussi, – en déclarant son athéisme – une profession de foi dans l’homme en déclarant que la seule religion valable est la religion de l’homme. Ces positions tranchées, ces oppositions irréconciliables, reposent sur une fausse vue de l’homme. Il semble que si l’on affirme Dieu, on écrase l’homme et que, pour relever l’homme, il faille nier Dieu.

Mais qu’est-ce que l’homme en réalité ? Nous l’apprendrons en méditant sur ce dialogue fictif entre deux paysans bavarois, ce dialogue que j’ai eu déjà l’occasion de citer et que nous rapporte le philosophe Jaspers. Deux paysans s’entretiennent, et l’un dit : « C’est embêtant, mais il semble bien que la science aujourd’hui ait établi que l’homme descend du singe« , et l’autre répond : «  Oui, mais moi, je voudrais bien voir le singe qui s’est aperçu le premier qu’il n’en était plus un ! »

Ce mot me paraît admirable. Il m’apprend, en un sens, davantage que l’immense fresque de Teilhard de Chardin sur l’évolution ; grâce à ce seul homme, un singe, qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un. Singe, c’est à dire animal ; singe, c’est à dire issu de la terre ; singe, c’est à dire pourvu d’instincts, d’impulsions aveugles qui l’entraînent souvent dans le sillage de la vie animale ; et pourtant singe qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un, car il a crevé le plafond de ses instincts.

Le singe, même le plus anthropomorphe, le plus semblable à l’homme, tourne en rond sous le plafond de ses instincts. Il ne se pose pas de problèmes parce qu’il n’a pas de recul. Il est incapable d’aucune distance. Il est contenu tout entier dans sa nature, dans ses pouvoirs qu’il a reçus en naissant. Il est incapable de les étendre et, en tous cas, il est incapable de les dépasser.

L’homme, au contraire, n’est pas contenu tout entier dans le réseau de ses instincts. Il a un recul. Il est capable d’une distance. Il peut juger sa vie. Il peut la poser. Il peut la refuser. Il peut se tuer, trouvant la vie trop petite pour quelque chose en lui qui n’est pas le singe, pour quelque chose en lui qui n’est pas l’animal.

Et c’est là, justement, ce qu’il y a d’infiniment pathétique en nous : c’est que nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous ne pouvons plus être des animaux. Nous le sommes pour une part. Mais pour cette autre part où nous décollons de l’animal, c’est fait, et pour toujours. Nous pouvons tirer sur l’élastique qui nous sépare de la bête à l’infini sans qu’aucune limite puisse nous être prescrite, et il se creuse en nous un abîme infini que rien ne pourra jamais combler.

C’est pourquoi nous pourrons toujours regarder derrière le mur et nous demander : « Qu’est-ce qu’il y a derrière ce mur ? Et qu’est-ce qu’il y a au-delà de cette plaine que j’y ai découverte ? Et qu’est-ce qu’il y a au-delà de la mort ? » Et ainsi de suite, à l’infini.

Et c’est là que nous découvrons la vraie nature de l’homme : il est de sa nature de dépasser sa nature et de dépasser toutes les natures et tout l’univers. Quelle chose prodigieuse et magnifique où se nouent toutes les tragédies, mais où aussi ont leur origine toutes les grandeurs. L’homme est un singe qui s’aperçoit qu’il n’en est plus qu’un, et en tirant ainsi sur l’élastique, et en prenant distance à l’égard de sa biologie et de son animalité, il révèle son âme. Car qu’est-ce que c’est que l’âme en nous, sinon une puissance de dépassement ?

Se dépasser sans cesse et toujours, c’est cela l’âme. Dans cette matière, c’est à dire dans cette chose que nous sommes, issue de l’univers, nourrie par lui, tirant sa substance vitale de la terre, dans cette chose, il y a cette flamme, il y a cette lumière, il y a cet espace, il y a ce besoin infini de dépassement, et c’est pourquoi c’est un faux problème d’opposer la matière et l’esprit ; parce qu’en nous la matière est travaillée par un frémissement ; parce que la matière en nous veut se dépasser ; parce que notre nature est de dépasser la nature et toute nature ; parce qu’en nous, il n’y a pas de fin au désir, comme il n’y a pas de limite à la connaissance et à l’amour.

Matière / esprit : ce sont deux aspects de notre être. Nous sommes cette matière en état de dépassement, cette matière qui veut absolument aller au-delà d’elle-même et au-delà de tout. Et c’est dans ce creux qui se forme en tirant sur l’élastique, en nous distançant de notre animalité, c’est dans ce creux que le visage de Dieu se dessine.

Car enfin, si nous ne pouvons pas ne pas quitter en nous l’animal, si nous décollons sans terme, si nous pouvons nous dépasser sans fin, ce n’est pas pour le néant, c’est afin de faire cette rencontre au-dedans de nous-mêmes avec cette Présence, avec cette lumière, avec cet Amour qui ne cesse de nous attendre.

Et c’est pourquoi c’est encore un faux problème d’opposer l’homme à Dieu. L’homme est une aspiration vers lui, comme Dieu est une attente de l’homme au plus intime de nous-même.

Ces deux versants se retrouveront toujours, et il n’y a pas de problème humain qui ne soit un problème dialectique, c’est à dire un problème à deux faces complémentaires, qui sont en mouvement, en croissance si nous sommes fidèles, et qui ne cessent de s’éclairer l’une et l’autre.

Nous mourons de tous ces faux problèmes où des notions mal définies sont partout véhiculées et suscitent des oppositions mortelles en déchirant l’homme et l’humanité, alors qu’en réalité il y a tout cela dans l’homme. Tout en nous est en germe : tous les germes de la connaissance et de l’amour, toutes les perspectives de la science et de la liberté, toutes les exigences de l’héroïsme et de la sainteté ; tout cela est en nous dès qu’on a compris que l’homme est un animal qui s’est quitté, et qui ne peut plus jamais revenir à l’animal, parce qu’il peut juger sa nature et que sa nature est de dépasser sa nature.

Et il en sera de même lorsqu’on parlera du déterminisme. La science se fonde sur le déterminisme. Qu’est-ce que cela veut dire ? La science a besoin de trouver devant elle un univers solide, un univers logique, un univers qui ne se défait pas à chaque instant. La science a besoin de points de repère. Cela veut dire que la science ne cherche pas dans l’univers une mécanique aveugle et sans contact avec l’esprit. Au contraire, ce que la science cherche c’est, dans l’univers, une raison, une logique, une pensée. Ce que la science réclame au monde, c’est qu’il soit pensable.

Et il est tellement pensable, l’univers, qu’il n’y a pas de savant authentique qui ne soit un poète et un contemplatif. Il n’y a pas de savant consacré tout entier à sa recherche et fidèle à toutes les méthodes du calcul ou du laboratoire, il n’y a pas de savant qui ne sente s’accroître en lui la lumière et la joie. Son esprit devient jour au contact de l’univers. Qu’est-ce que cela veut dire ? Sinon qu’entre lui et l’univers s’ébauche un dialogue, un dialogue sans fin, un dialogue inépuisable où tout ce qu’il y a dans l’univers devient pensable, devient pensée, et où il apparaît que l’univers lui-même veut se dépasser et qu’en nous il atteint à la taille de l’homme, qu’en nous il s’humanise, qu’en nous il cherche son expression suprême, qu’en nous il veut devenir jour, lumière, espace et offrande.

Et ce déterminisme qui n’est pas autre chose que l’expression de la rationalité, de la logique et, finalement, de la pensée, comment pourrait-on l’opposer à l’esprit, puisqu’il répond merveilleusement aux exigences de l’esprit, puisqu’il comble la pensée du savant qui demeure frappé de respect devant la réalité cosmique parce que, justement, il sent qu’à travers le monde, un courant de lumière et de pensée passe qui est tellement grand que jamais la science humaine ne pourra l’épuiser.

Car notre illusion, dit de Broglie, c’est de croire qu’hier on ne savait rien, et qu’aujourd’hui on sait tout. Mais non ! Demain se chargera de nous détromper, et jusqu’à la fin de l’Histoire, il en sera ainsi. Il y aura dans la réalité à la fois de quoi nourrir et dépasser la pensée, en la comblant de lumière et de joie.

Il nous faut apprendre cette dialectique. Il nous faut comprendre que tous les problèmes ont deux faces, que la matière joue ou plutôt qu’elle laisse jouer en elle l’esprit, que l’esprit s’exprime à travers la matière, que l’homme est une aspiration vers Dieu, et que Dieu se loge dans ce creux que notre liberté dessine à mesure que nous décollons de l’animal.

Le monde n’est pas une mécanique aveugle, mais il est un corps de raison, il est pénétré d’esprit, et il est capable d’introduire notre pensée dans une inépuisable contemplation.

Car le vrai matérialisme – il n’y en a qu’un – le vrai matérialisme, c’est celui où l’homme refuse de se dépasser, où il essaie, sans jamais y réussir, de retourner purement et simplement à l’animal. C’est le seul matérialisme inacceptable ; mais non pas celui qui se penche sur la matière, qui en scrute les secrets et qui l’aime parce que la matière, justement, en état de dépassement, est un perpétuel témoignage à l’esprit.

Il s’ensuit de là que, si nous voulons aujourd’hui correspondre à l’attente de nos contemporains, si nous voulons lutter contre ce matérialisme épais, bestial, qui s’étale partout, hélas ! Si nous voulons lutter contre lui, il ne faut pas oublier qu’il est issu d’une équivoque profonde. C’est la science vulgarisée par les journaux, c’est la science vulgarisée par l’ignorance et déformée par la réclame, qui a donné au monde moderne ce sentiment que la matière est tout, qu’elle explique tout et qu’il n’y a rien au-delà.

Affirmation que l’on peut accepter si l’on dit : la matière est tout, mais en état de dépassement ; la matière est tout, mais transparente à l’esprit ; la matière est tout, mais justement ouverte à la pensée et capable de se transformer sous les mains de l’homme qui la plie à sa logique, qui la fait entrer dans les espaces de son savoir et qui, de plus en plus, sur l’univers, étend la marque de son humanité. Il faut donc absolument que nous entrions dans ce monde qui nous environne comme les témoins d’une vie totale, d’une vie harmonieuse, d’une vie où tous les aspects de l’existence sont intégrés : matière et esprit, déterminisme et liberté, le monde et Dieu. Car la liberté, finalement, c’est la pensée atteignant son sommet en devenant une flamme de générosité.

C’est là que le miracle pourra faire son entrée, seulement dans un univers qui est déjà tout ouvert, tout ouvert à la pensée, qui est déjà une aspiration vers l’esprit et qui devient, dans l’esprit du savant, l’aliment d’une contemplation gratuite et généreuse. Nous avons donc une mission à remplir, immense, urgente, magnifique, qui est d’entrer à fond dans ce respect de l’homme et de l’univers, en apprenant nous-même à nous dépasser. Car il est clair qu’à un type abruti d’alcool et de sensualité, il est inutile de parler de l’âme, puisqu’il a étouffé, en lui, le germe de ses plus hauts désirs. L’âme n’a de sens, et Dieu n’est vivant, que pour un être qui est ouvert, qui est devenu transparent, et qui n’a cessé de vouloir se dépasser.

C’est dans ce dépassement, constamment poursuivi et incessamment recommencé, que nous rendrons témoignage à Dieu, à l’esprit et à la liberté. Et si vraiment nous réalisons toute la taille de l’homme en nous, si nous existons en plénitude, en forme de générosité et d’amour, ce témoignage sera irrécusable, et l’on verra en nous cette merveilleuse révélation de l’homme dont la nature justement est de dépasser sa nature.