Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile
La proclamation de l’Évangile, aujourd’hui, pose un immense problème parce que le Christianisme a été, d’une part souvent solidaire des classes les plus favorisées, et que, d’autre part, dans les pays neufs, l’Évangile a été souvent le compagnon de la colonisation. Mieux encore, une sorte de compromis extrêmement périlleux, parce que d’un côté, on a associé le Christianisme avec la prospérité matérielle, avec la fortune, avec la grandeur humaine, et que, d’autre part, on a associé le Christianisme avec des entreprises impérialistes qui n’avaient aucune espèce de rapport avec lui.
Et très spécialement dans ce domaine, justement, les peuples qui n’étaient pas traditionnellement chrétiens, un immense problème se pose à eux, parce que ces peuples qui s’éveillent, et jouissent enfin de leur indépendance, découvrent aussi leurs propres valeurs, et sont naturellement appelés à les exploiter, à les connaître, à les approfondir, à s’en nourrir, à s’en prévaloir, à s’en glorifier, à rejeter par conséquent tout ce que la colonisation a pu leur apporter, en dehors des avantages techniques auxquels personne aujourd’hui ne peut se refuser.
Il y a donc une tendance à se détacher du Christianisme lui-même, dans la mesure où on l’a reçu, pour mieux affirmer ses propres traditions, pour être plus fidèle à son ethnie, pour enfin mettre en valeur un patrimoine que l’on n’a aucune raison de dissimuler. Si bien que certains chrétiens se demandent si les missions ont encore un sens, si le fait même de connaître la mission n’est pas une injure faite aux peuples qui ont leurs traditions morales et leurs traditions religieuses, et qui peuvent parfaitement vivre sur ce fonds, sans aucun apport du Christianisme.
Rappelez-vous, et c’est là un exemple extrêmement émouvant, que Gandhi lui-même, ce grand saint de l’Inde, était hostile à la mission. Il pensait que l’Inde avait assez de richesses spirituelles pour vivre sur son propre fonds, et que si le Christianisme, qu’il admirait d’ailleurs, et dont il n’hésitait pas à tirer de très fécondes méditations, si le Christianisme était pour les Européens la religion la plus convenable, il fallait laisser aux Hindous leurs propres traditions sans essayer d’entacher leur fidélité à des croyances ou à des pratiques qui avaient fait leurs preuves.
Et c’est là, justement, que dans ce monde si divisé, si déconcerté, la question peut se poser : » Comment annoncer l’Évangile ? » Et de nouveau la réponse de saint Paul rencontre précisément toutes nos difficultés : » Se faire tout à tous. » ( 1 Co. 9,22). Car quel est le cœur de l’Évangile, sinon la démission totale de soi-même ? Dans la Trinité divine où Jésus nous introduit, il n’y a pas de place pour une possession. Dans la Trinité divine, tout est don, dans la Trinité divine, tout est un regard vers l’Autre. Dans la Trinité divine, il n’y a plus qu’un immense et éternel espace d’amour où tout est radicalement, totalement, infiniment donné. Et qu’est-ce que l’Évangile, sinon de vivre la vie du Christ, sinon d’entrer dans ce dépouillement total, sinon faire de soi un espace illimité où la Présence divine se respire ?
Et c’est là, justement, que l’Évangile, dans son essence, est totalement incapable de blesser personne. Si l’on va au cœur de l’Évangile, qui est le cœur de la Trinité, si l’on entre dans cette pauvreté selon l’esprit, si l’on apporte aux autres tout simplement un espace d’amour où l’on est agenouillé devant le mystère de leur âme, pour la laisser s’épanouir en Dieu, il ne peut plus être question d’offense.
Quand notre Seigneur est à genoux au lavement des pieds, il résume tout ce qu’il est, tout ce qu’il donne, tout ce qu’il apporte, et la mission même qu’il nous confie, qui est d’être à cette place où il se tient, à genoux devant l’homme.
Si l’on avait suivi cette voie dès le commencement, il n’y aurait pas de problème. Je me rappelle ce provincial qui était missionnaire d’Afrique et qui me disait : « Nous allons en Côte d’Ivoire, par exemple, nous y allons en croyant que nous apportons tout, et que nous n’avons rien à recevoir. Nous n’écoutons même pas les gens. Nous supposons qu’ils sont à zéro, qu’ils n’ont rien appris au cours des siècles, qu’ils n’ont rien reçu de leurs ancêtres, que leurs vies sont nécessairement vides, absurdes, nous ne cherchons pas à entrer dans leurs sentiments religieux pour en recevoir ce qu’ils pourraient nous donner… Nous posons, a priori, que notre civilisation est la seule valable, et que notre manière de comprendre Dieu est la seule possible. Il faudrait que nous cherchions un accord, au contraire, que nous en restions à l’Évangile, dans un débat vivant, et qu’il soit immédiatement reconnu par ceux auxquels nous nous adressons comme un bien intérieur à eux-mêmes. »
Ceci nous concerne tous, parce que nous avons tous à être porteurs de l’Évangile, et que nous avons des raisons d’autant plus impérieuses de le faire que l’Évangile est de plus en plus incompris et discrédité. Nous avons donc à le porter dans le silence de nous-même, en entrant à fond dans cette démission qui permet seule d’aborder les autres sans les blesser.
J’ai eu l’occasion tout récemment de retrouver dans une famille deux jeunes gens qui ont fait une fugue qui a duré plus de huit jours, laissant leur mère dans un affolement indescriptible, et qui ont été récupérés. En les retrouvant après cette aventure, qui signifiait dans leur vie un changement profond, qui se traduit d’ailleurs dans leurs vêtements et dans leur chevelure, j’ai compris immédiatement que je n’avais pas à leur poser la moindre question sur cette équipée, et qu’il fallait les retrouver comme si rien ne s’était passé, avec une entière amitié, une totale confiance, pour qu’il n’y ait pas de ma part le moindre soupçon de devoir les morigéner, et de leur faire une leçon dont ils étaient évidemment très loin de pouvoir accepter la lumière.
Il est clair que c’est dans le silence, finalement, où l’on ne prétend rien d’autre que d’être une présence d’amitié et de respect, c’est dans ce silence que l’Évangile doit être annoncé. Et au regard des missions chrétiennes consubstantielles au Christianisme, il est impossible évidemment d’être chrétien, d’entendre l’appel de Jésus, de croire qu’il est le Nouvel Adam, qu’en lui, l’humanité fait un nouveau départ, qu’il est présent en chacun des hommes vivants, il est impossible de croire cela et de ne pas vouloir communiquer cette Présence. Et il faut la communiquer, précisément, dans son universalité. Il faut la communiquer en faisant le vide en nous. Et cela est vrai dans toutes les relations humaines, qu’elles soient de la famille, qu’elles soient de la profession, qu’elles soient de nos activités, ou qu’elles soient liées à la diffusion de l’Évangile dans les nations qui ne l’ont pas encore reçu.
De toutes manières, le seul moyen de faire le pont, de faire passer le courant, c’est évidemment cet agenouillement au lavement des pieds, où le Seigneur transmet toutes les valeurs, et nous apprend que le sanctuaire de Dieu, c’est l’homme vivant.
Nous voulons donc ce matin, rassembler dans notre prière toute l’humanité, nous voulons penser très particulièrement à toutes les missions chrétiennes qui sont en difficulté, et qui sont menacées d’expulsion dans certains états. Et nous voulons nous engager nous-mêmes très humblement à être les porteurs de cet Évangile dans la vie de tous les jours, simplement par ce silence de respect et d’amitié.
Il est évident que si nous évitons de blesser, de blesser ceux avec qui nous vivons, dans notre maison, dans notre foyer, dans notre bureau, dans notre quartier, il est évident que ce respect va ouvrir un espace, et sans qu’il soit besoin de nommer Dieu, on pourra respirer sa Présence. Et c’est là qu’il ne s’agit pas de mettre des étiquettes sur les choses, les mots viendront après. Il s’agit d’apporter d’abord cette réalité qui est l’amour infini du Seigneur agenouillé devant l’homme.
Comme nous allons entrer dans le mystère de Jésus-Christ, comme nous allons dire sur le pain et sur le vin : « Ceci est mon corps, Ceci est mon Sang », demandons à notre Seigneur qu’il nous dépouille vraiment de nous-mêmes, qu’il fasse de nous son corps et son sang, que nous devenions une hostie vivante pour apporter silencieusement le visage de son amour et le sourire de sa bonté.
Maurice Zundel
Homélie du Dimanche 4 février 1973
Reprise dans Ta Parole comme une Source, Anne Sigier