VÉRITÉ ET LIBERTÉ

 

Maurice Zundel

À propos de la liberté religieuse

Publié dans Le Lien  Revue grecque melkite catholique 

Vol. XXX – N°1 – mars 1965, Le Caire, Égypte

puis dans La vérité, source unique de liberté, Éd. Anne Sigier

Ayant été édifié par une conférence sur la liberté religieuse, donnée par le P. Maurice Zundel, au Centre d’Etudes grec-catholique  » Dar Es-salaam « , au Caire, j’ai demandé à l’éminent conférencier de bien vouloir rédiger cette conférence à l’intention des lecteurs de notre Revue « Le Lien ». C’est ce numéro spécial du « Lien » que j’ai l’honneur et la joie d’offrir aux Excellentissimes Pères Conciliaires, à l’ouverture de la quatrième Session du Concile Vatican II, en sollicitant leurs prières à l’intention de l’auteur et de moi-même

Elias Zoghby,

Archevêque titulaire de Nubie

La vérité, est-elle quelque chose ou quelqu’un ?

1 – Le Contexte historique.

En cette seconde moitié du vingtième siècle, où les machines électroniques accomplissent des prodiges d’automatisme intelligent, où les cosmonautes s’évadent de la terre, où le radiotélescope français de Nançay s’apprête à capter des ondes émises il y a dix milliards d’années, où la questions d’autres mondes habités se pose avec plus d’intérêt que jamais, où la valeur de la logique traditionnelle est contestée par des penseurs engagés dans les plus sérieuses recherches, il est impossible de parler avec la moindre chance d’être entendu, sans tenir compte de l’immense changement d’échelle, introduit dans notre vision du monde par les plus récentes conquêtes de la science, dont la radio, la télévision, les films documentaires et les illustrés diffusent partout les réalisations spectaculaires.

Il est inutile de dire que toute tentative de freiner une telle audace et un tel progrès est vouée à l’échec et que les savants n’attendent la permission de personne pour accélérer les découvertes qui accroîtront le pouvoir de l’homme un l’univers.

C’est ce contexte historique, dans lequel s’inscrit nécessairement tout message destiné à l’homme d’aujourd’hui, qui rend si difficile une déclaration sur la liberté religieuse, si elle veut être comprise par tous : et d’abord par les savants qui jouissent d’une audience universelle, par les croyants qui professent une autre religion que la nôtre et par les incroyants qui considèrent toute religion comme attentatoire à la grandeur humaine.

Le désaccord qui s’est manifesté à la fin de la troisième session de Vatican II a fourni la preuve que les Pères conciliaires étaient conscients de la difficulté et partagés entre le désir d’une très large ouverture au monde contemporain et la crainte d’abandonner, avec trop de hâte, une position consacrée par une longue tradition

2 – L’argument traditionnel.

Cette tradition peut se résumer sommairement dans l’argumentation suivante : la vérité a seule des droits, l’erreur n’en a point. Si elle est capable d’un droit quelconque, il est évidemment impossible d’admettre qu’elle ait les mêmes droits que la vérité. Ce privilège exclusif vaut pour toute vérité. Il appartient cependant par excellence, aux vérités révélées avec la garantie de la science et de la véracité divines.

Nous pouvons à la rigueur tolérer l’erreur, si nous n’avons pas le pouvoir de l’extirper, comme nous devons, jusqu’à un certain point, tolérer le péché auquel si peu d’hommes échappent : en nous gardant d’ailleurs, d’oublier que l’erreur est pire, puisque l’on peut pécher tout en reconnaissant les principes qui condamnent le péché, tandis que l’erreur nous induit aisément à les nier ou à les corrompre.

Nous devons donc tout faire pour préserver l’esprit humain de l’erreur et pour empêcher la diffusion de celle-ci. On ne saurait hésiter à engager un tel combat, si l’on admet – comme il le faut – que la vérité est le bien de l’esprit. Et non seulement, le bien, mais encore, surtout s’il s’agit de vérités révélées, le devoir de l’esprit. Comment, en effet, récuser une vérité proposée et garantie par Dieu, sans nier Dieu ?

Bien sûr, nous devons reconnaître que des hommes de bonne foi ne parviennent pas, de fait, à discerner la vérité. Nous pouvons donc être amenés à tolérer leur erreur, en raison précisément, de leur bonne foi. Il reste que leur erreur est en soi un mal que nous devons réprouver, endiguer et combattre tout en usant d’indulgence envers les personnes supposées jusqu’à preuve du contraire, être de bonne foi.

3 – Objections. 

Une telle argumentation, abstraitement impeccable, a convaincu et convainc encore beaucoup d’esprits sincères, dont les plus ardents la soutiendraient jusqu’au martyre.

Une première difficulté cependant – en nous bornant pour l’instant à la considération des seules vérités révélées – surgit du fait que plusieurs grandes religions se donnent pour révélées et se croient dépositaires d’une vérité absolue, puisque divinement garantie. Il suffit que chacune se réclame de l’argument qui vient d’être esquissé pour qu’elles soient toutes tenues de le combattre – dans la mesure tout au moins où elles diffèrent – en admettant, au maximum, un régime de tolérance vigilante, les unes à l’égard des autres. Ce qui ne peut manquer d’agir comme un ferment de division entre les hommes.

Une deuxième difficulté résulte de la chasse à l’homme que l’application rigoureuse du principe a provoquée dans la chrétienté – pour nous en tenir à ce qui nous concerne – en faisant un crime de tout dissentiment exprimé à l’égard de la foi officielle.

On connaît le raisonnement d’une certaine théologie médiévale : Les faux-monnayeurs sont punis parce qu’ils altèrent la monnaie, à combien plus forte raison, doivent être punis les hérétiques obstinés qui altèrent la doctrine révélée  »

Mais la pratique remontait plus haut que cette justification scolastique. Théodose I avait frappé d’intensité jusque dans la vie privée, toutes les manifestations du « paganisme », comme Charlemagne faisait assassiner les Saxons, convertis de force, quand ils n’observaient pas la discipline du carême.

L’inquisition avec ses prisons, ses fortunes et ses bûchers, les guerres de religion avec toutes leurs atrocités et d’innombrables explosions de fanatisme, se sont autorisées du droit exclusif dont la vérité a le privilège

4 – L’Impasse.

Allons-nous conclure pour désavouer ces excès que l’erreur a les mêmes droits que la vérité, qu’une révélation divine ne peut fonder aucune obligation et que chacun demeure libre de l’accepter ou de la refuser ?

Le débat aboutit, visiblement, ici, à un point mort. Si nous ne pouvons nous résoudre à dire que l’erreur a les mêmes droits que la vérité il nous faudra réaffirmer que la vérité a seule des droits et nous serons entraînés à justifier ces excès ou d’autres moins sanglants, puisqu’il paraît logique d’user de contrainte à l’égard de l’erreur : dans la mesure même où elle s’oppose à la primauté exclusive de la vérité et à ses droits souverains. La seule chance de sortir de cette impasse est peut-être de nous poser nettement ces deux questions :

a)    Qu’est-ce que la vérité ?

b)    Que peut signifier et comment reconnaître une révélation divine ?

5 – Qu’est-ce que la vérité ? 

 

a)  Les options passionnelles.

Remarquons tout de suite l’impossibilité d’atteindre à la vérité dans un état passionnel. La plupart des discussions sont viciées par les exigences d’une subjectivité complice de ses limites. Chacun veut que ce qu’il affirme soit la vérité. Les raisons viennent ensuite. 0n les découvre pour les besoins d’une thèse posée a priori. On peut bien dire alors des choses vraies : l’éclairage passionnel les fausse. 0n majore le poids des arguments favorables. 0n tait ou l’on escamote les objections.

 » La vérité, écrit saint Augustin, est aimée à ce point que ceux qui aiment autre chose (qu’elle) veulent que ce qu’ils aiment soit la vérité. » (Confessions X. XXIII. 34)

C’est inévitable. La vérité engage l’être. Qui voudrait consciemment construire sa vie sur un refus d’être ? Mais voilà précisément le cercle vicieux : on voit comme on est ou, plus exactement, selon ce que l’on choisit d’être.

Ce qui veut dire, le plus souvent, selon les appétits du moi possessif avec lequel nous sommes généralement portés à nous identifier, en prenant le parti de nos préjugés individuels ou collectifs. Pour voir autrement, il faudrait changer de regard et, pour changer de regard, il faudrait changer d’être : en évacuant le moi passionnel qui nous envoûte, en refusant de subir l’être préfabriqué que nous tenons de notre naissance charnelle, avec toutes les limites qu’il nous impose.

b)  Univers-chose et Univers-personne.

On voit poindre ici, l’exigence suggérée par Paul Claudel dans le jeu de mots justement célèbre :  » Connaître c’est co-naître. » Pour connaître authentiquement, il faut naître à une vie authentique. De quelque chose que l’on est d’abord, comme disait Flaubert, il faut devenir quelqu’un : en passant, selon la terminologie augustinienne, du dehors au-dedans. Pour atteindre à la vérité, autrement dit, il faut devenir une personne.

Cela implique immédiatement que la vérité se situe et se révèle, non dans l’univers des forces aveugles qui dynamisent nos passions, mais dans l’univers personne que nous avons à constituer en nous affranchissant de notre moi biologique.

Cette conclusion soulève pourtant une objection

c)  Le Point de vue du technicien.

Un technicien peut apprendre, en effet, sans avoir besoin de se dépasser, qu’un cent-millionième d’antimoine doit s’ajouter à la masse du germanium pour obtenir la conductibilité électrique appropriée au bon fonctionnement d’un transistor. Ce n’est là qu’un exemple entre des milliers d’autres, qui nous autoriseraient à dire : il n’est pas nécessaire d’être libéré de soi, comme doit l’être une personne accomplie, pour connaître exactement la correspondance entre un phénomène et les moyens de le provoquer.

Sans doute, mais peut-on parler ici de vérité ?

Les techniques ne cessent de se modifier selon que notre prise sur la nature est plus ou moins fine. La réalité des choses apparaît autre à mesure que s’accroît notre pouvoir de la pénétrer, de la transformer et de susciter des phénomènes qui ne se trouvent pas dans la nature et qui résultent exclusivement de notre intervention. Le visage du monde est, de ce fait, pour nous tout au moins, en perpétuelle mutation. Réduirons-nous la vérité au « c’est comme ça » provisoire auquel aboutissent les moyens dont nous disposons aujourd’hui : quitte à le rejeter comme erreur demain ? Peu de techniciens, vraisemblablement, se posent la question.

La maîtrise des énergies cosmiques, que nous sommes en bonne voie de conquérir, exige en effet un tel effort d’invention, une telle tension en avant et au-delà du pollen atteint, que la nouveauté des découvertes semble suffire à la curiosité de bon nombre de chercheurs qui ne visent qu’à étendre notre pouvoir sur l’univers, sans avoir besoin d’autre vérité que la réussite qui sent de test à leurs projets.

Mais de ce pouvoir qu’allons-nous faire ? Le monde nous laisse capter ses énergies, mais il reste aveugle et inconscient et ne peut nous donner aucun conseil. C’est à nous de décider de l’usage que nous ferrons de notre puissance. Mais qui sommes-nous ?

d)  L’attitude du savant.

Ces admirables conquêtes techniques, il faut bien le reconnaître, ne nous ont guère transformés. Les hommes continuent à manger et à boire selon leurs moyens, à respirer l’oxygène de l’air ambiant et à se reproduire. Ils continuent à naître et à mourir, à souffrir et à se faire souffrir, à s’accepter comme ils sont, sans savoir qui ils sont, à dépendre de l’univers qui les porte, sans le comprendre et à subir leur biologie, en se laissant mouvoir par des impulsions cosmiques qui les rendent aussi aveugles que les forces qui les mènent.

La science n’avait-elle pas de plus hautes ambitions ? Ne visait-elle pas à la promotion de l’homme par la compréhension de l’univers ?

On n’en saurait douter en lisant « La joie de connaître » de Pierre Termier, les déclarations d’Einstein sur le « sentiment mystique », « semence de toute science véritable », sur « l’émerveillement et le respect » sans lesquels un homme « est comme s’il était mort », et ces pages inattendues et si merveilleusement humaines, qui terminent son « peut-on modifier l’homme » où Jean Rostand affirme, avec la plus émouvante ferveur, que la dédicace de tout son être à la vérité, est l’unique passion du savant.

e)  Un lien de liberté avec l’univers.

Comment justifier cette ferveur et où situer cette vérité qui éclaire de la même flamme la recherche du physicien et du biologiste, de l’astronome et du géologue, comme celle du mathématicien dont toute science est aujourd’hui tributaire ?

Il nous semble que la seule réponse qui rende compte de la lumière que tant de savants ont puisée et puisent encore dans leurs contacts avec l’univers matériel et de la noblesse de leurs vies entièrement consacrées à le comprendre : c’est qu’ils se sont sentis et se sentent toujours liés à lui par un lien de liberté, au lieu de le subir comme font la plupart des hommes.

Rivés à lui par leurs besoins organiques, ils se sont affranchis de lui en nouant avec lui un dialogue rationnel, issu spontanément de la conviction que l’intelligence humaine n’aurait jamais pu surgir d’un monde aveugle et qui l’ignore, pas plus qu’elle ne pourrait se satisfaire en ne rencontrant jamais que le mur opaque d’une réalité totalement étrangère à l’esprit.

Ou bien, en effet, nous ne sommes qu’une chose parmi les choses, un faisceau d’énergies aveugles qui a émergé au hasard comme une moisissure et rien ne signifie rien ; ou bien notre enracinement dans l’univers suppose qu’il est, d’une certaine manière, lié à notre intelligence comme nous sommes liés à ses énergies.

Mus par la certitude d’une telle réciprocité, les savants ont été un pont immatériel entre nous et l’univers. Ils l’ont reconnu intelligible, ils l’ont cru pensable et capable de vivre en notre pensée; ils l’ont intériorisé en faisant de lui la nourriture de leurs méditations et en l’éclairant par les exigences de leurs calculs.

Et ils se sont si bien affranchis de sa matérialité qu’ils se sont libérés de la leur, en dépassant leurs propres limites dans la lumière qui leur venait par lui.

Sans doute, elle n’émanait pas de lui, mais elle se transmettait par lui, pour s’actualiser en eux. Le dialogue engagé par eux avec le monde portait plus loin que lui et plus loin qu’eux-mêmes. Se déplaçant chacun sur un segment différent de la circonférence représentant les phénomènes, ils se sentaient tous liés à un centre identique et toujours nouveau où respirait une Présence unique qui les comblait : comme c’est autour de la beauté que toutes les oeuvres d’art gravitent.

Les formules et les théories qui résumaient leur vision du monde, pouvaient – en fonction de leur prise plus ou moins rigoureuse sur les phénomènes – se modifier, se compléter, se corriger, s’opposer parfois ou être remplacées par d’autres entièrement différentes, dans une vision plus ample, comme c’est le cas de la gravitation dans l’hypothèse d’Einstein comparée à celle de Newton. La vérité dans son essence ne tenait pas à elles.

Elle se concentrait dans cette Présence dont le jour se levait en eux, comme une intimité s’annonce à l’intimité qui l’accueille et ils la reconnaissaient toujours à ceci : qu’elle les libérait d’eux-mêmes dans l’espace diaphane où circulait sa clarté.

Sous cet aspect, le seul essentiel, on peut dire qu’il n’y avait, qu’il n’y a toujours pour eux, qu’une seule vérité, vivante et ineffable, qui s’atteste comme la source unique de leur liberté. Ils ne la nomment pas. Ils n’en sont pas, le plus souvent, distinctement conscients. Mais c’est elle qui suscite leur amour et qui est la fontaine de leur joie, comme c’est à elle que leur vie se consacre et que s’adresse leur ferveur.

f )  Un lien de liberté avec soi.

On voit que, toujours aimantés par le même centre auquel ils vouent, comme à Quelqu’un, le plus intime d’eux-mêmes, les savants, en même temps qu’ils nouent un lien de liberté avec l’univers, contractent aussi un lien de liberté avec eux-mêmes. Cette double promotion du réel et d’eux-mêmes est leur manière de devenir quelqu’un, de se faire personne : dans l’univers nouveau qu’ils découvrent et auquel ils accèdent en échappant aux options qui altèrent en nous la vérité, laquelle a besoin, canine la Présence infinie qu’elle est, d’un espace illimité pour se manifester sans se réduire à une mesure qui la trahit.

Si la vérité du savant, la vérité qui inspire, comme dit Einstein, le sentiment mystique qui est « la semence de toute science véritable », est bien celle que nous venons d’entrevoir, si elle s’atteste, dans l’espace ouvert par le don de soi, comme la lumière d’une Présence infinie qui nous rend libre de nous, nous pressentons déjà dans quelle direction il faudra chercher la réponse à notre seconde question.

6 – Que peut signifier et comment reconnaître une révélation divine ? 

a)  Dans la lumière de l’intimité divine.

Une révélation divine, au stade définitif, tout au moins, ne saurait se situer sur un plan inférieur à celui de la science qui est déjà un dialogue avec Quelqu’un. Insistons une dernière fois sur ce point.

La tempête qui engloutit un navire ne se soucie pas de la dignité des hommes qui périssent. Les hommes qui périssent ne peuvent davantage s’incliner devant la dignité de la tempête. Si l’univers n’était qu’un rouleau compresseur soustrait à toute exigence intelligible, si nous ne pouvions que le subir et nous subir, il n’y aurait pas de vérité.

La vérité suppose la possibilité d’un lien de liberté avec l’univers comme avec nous-même. Elle suppose que nous pouvons crever l’enveloppe de cet univers-chose, de ce monde aveugle et qui nous aveugle, et atteindre, à travers lui, dans un nouveau contexte, un univers humain où devienne possible un dialogue de personne à personne. Autrement, pourquoi une science authentique exigerait-elle un esprit affranchi de toute passion désordonnée ?

Ceci dit, nous pouvons tout de suite affirmer qu’une révélation divine, si elle s’ajoute à celle dont l’univers du savant est le truchement, ne pourra se situer dans l’univers chose où nous emprisonnent nos options passionnelles. Elle pourra éventuellement, dans sa phase initiale plus particulièrement s’exprimer – sans aucunement s’y lier – dans le langage élémentaire d’une humanité encore fortement ancrée dans la matière et être transmise par des hommes encore insuffisamment affranchis d’eux-mêmes ; mais ce sera pour déposer en eux – ou tout au moins à travers eux et au bénéfice des autres – un ferment de libération qui les aimantera vers un personnalisme où ils cesseront de se subir : avec une orientation plus explicite et une impulsion plus efficace que celles que pourrait leur imprimer aucune science dont ils seraient capables.

Cette efficacité résultera, on peut le présumer, d’une manifestation proprement personnelle du centre originel de l’univers personne, explicitement reconnu comme une présence distincte de nous et attesté finalement – quand la révélation aura atteint sa pleine maturité – comme une intimité transcendante enracinée dans la nôtre et seule capable de sceller notre autonomie, en nous faisant passer du moi possessif au moi oblatif ou ce qui revient au même, du dehors au-dedans, pour citer une fois de plus les mots d’Augustin dans l’inépuisable confidence de sa conversion :  » Tu eras intus et ego foris » (Confessions X, XXVII)

Dieu en personne s’attestant en tant que personne, dans la lumière qui ne peut émaner que d’une personne infinie, pour faire de nous des personnes : c’est, très approximativement, le schéma élémentaire selon lequel on peut concevoir une révélation divine qui puisse dépasser la science – en tant que celle-ci crée déjà un lien de liberté avec le monde et avec nous-mêmes – en la confirmant et en la comblant sans mesure.

b)  Une seule et même vérité.

Comme l’intimité d’une âme se rend présente à l’intimité de celle à laquelle elle se communique par la lumière dont elle est le foyer et ne peut se manifester autrement : on peut prévoir qu’une révélation surnaturelle se réduira, dans son essence, à ce qui est requis pour que la lumière de l’intimité divine nous puisse introduire dans la vie personnelle de Dieu

Dans cette perspective, la vérité révélée pour elle-même – non en vue d’autre chose – s’identifierait toujours avec la manifestation personnelle de Dieu dans une lumière issue de son intimité et transparaissant à travers les événements et les visages qui devraient inscrire sa présence dans notre histoire.

Tout ce qui ne concerne pas immédiatement cette rencontre – la plus intime qui soit – n’intéresserait donc une révélation authentique qu’au titre de moyen et d’instrument : pour signifier et provoquer cette identification personnelle de nous-même avec Dieu.

Comme la maison où s’abrite l’union conjugale a son foyer in visible dans l’amour des époux et ne subsiste que par lui, le cadre historique et les agents humains d’une révélation divine – pour indispensables qu’ils soient – s’effaceraient dans la Présence unique, lisible en filigrane dans les éléments visibles figurés par sa lumière. On n’aurait jamais affaire qu’à Dieu, sans être, à aucun moment, prisonnier des situations ou des êtres à travers lesquels il se manifesterait.

Cette exigence libératrice se vérifierait, tout aussi rigoureusement au sein d’une communauté qui aurait la mission de conserver et de proposer une Révélation parfaite et définitivement accomplie. Il ne pourrait s’agir, en effet, que d’une communauté mystique où une communion humaine – universelle par vocation – conditionnerait la communion avec Dieu, d’une communauté-Sacrement où tout le dehors devrait être pris par le dedans, d’une communauté enracinée en Dieu, en un mot, et reconnue dans sa lumière comme elle n’existerait que pour nous plonger en lui.

Sous réserve de ces conditions, on pourrait dire qu’une révélation authentique devrait se développer intégralement dans le champ d’une seule et même vérité : Dieu en personne, manifesté comme tel dans la lumière qui rayonne de son intimité, de même que la maison nuptiale s’éclaire uniquement par l’amour des époux, qui se nourrit, justement, de l’échange de la lumière issue de leurs personnes

Le sens ultime d’une révélation divine, aussi bien, ne serait-ce pas ce dialogue nuptial, vécu et chanté par tant de mystiques, où nous sommes « guéris de nous » et affranchis de nos limites dans la respiration de l’éternel amour ?

c)  Le critère pratique

C’est pourquoi, si nous nous demandons comment reconnaître une révélation qui se développerait dans la direction dont nous venons très sommairement d’indiquer la courbe, nous croyons pouvoir répondre : à sa puissance effective de libération de l’homme et de l’univers.

Il s’agit là, évidemment, d’un critère concret et pratique, mais à quel autre recourir si l’on vise à une prise réelle sur les hommes et sur les événements ?

Rien ne sonne creux comme le procès intenté au matérialisme au nom d’un idéal dont on exalte la sublimité, si l’on n’en vit pas, en en tirant pratiquement toutes les conséquences. Aussi bien, quand les chrétiens se présentent comme les champions de la dignité humaine en se référant à des textes évangéliques, quel effet en peuvent-ils attendre, s’ils ne mettent pas la main à la pâte, en déployant concrètement tous leurs efforts pour que cette dignité soit reconnue en chacun et garantie à chacun ?

Mais la dignité humaine ne se confond-elle pas avec l’avènement de la personne dans l’expérience libératrice, si profondément évoquée par Augustin qui fait de chacun le centre et le révélateur d’un monde nouveau : dans sa transparence au centre divin en qui il s’affranchit de soi et où il puise, comme dit le même auteur, la vie de sa vie.

Devant quoi d’autre, Jésus était-il à genoux au lavement des pieds ?

Avons-nous autre chose à transmettre aux hommes que ce qu’il voulait susciter dans le cœur de ses Apôtres, en recourant à ce geste suprême pour les rendre attentifs au trésor infini confié à toute conscience humaine ?

7 – Vérité et Liberté. 

a)  Universalité absolue.

Si le christianisme a pour mission essentielle de communiquer la Présence libératrice en personne, avec toute l’ampleur de sa manifestation dans le Christ, il ne le peut faire efficacement qu’en fournissant la preuve concrète d’une universalité sans frontière.

Tout ce qui est exclusivement propre à une race, à une classe, à une nation, à une culture, à un langage, à un rite, à une tradition locale : tout ce qui est particulier en un mot, tout ce qui implique un élément étranger à une partie quelconque de l’humanité, doit s’effacer, cela va sans dire, dans la présentation d’un témoignage qui s’adresse à tous les hommes. Mais comment découvrir le langage universel où tout homme se reconnaîtra sans revivre constamment l’expérience où l’on devient réellement quelqu’un en s’affranchissant de soi

Dans un univers de personnes, en effet, la lumière jaillit d’une présence authentique, dont le dépouillement engendre l’espace diaphane où la Présence infinie se fait jour.

Les mots, ici, ne comptent pas : à moins de sourdre de la vie et d’en offrir la transparente communication. C’est précisément ce qui exige une radicale démission de soi – comme celle du lavement des pieds – de tout homme appelé à concourir à la libération d’autrui.

b)  Respect du mystère d’autrui.

La vie intérieure des autres nous échappe. Celui qui paraît hérétique peut être le Bon Samaritain. Celui qui donne à Dieu un autre nom que nous, celui même qui la vie en raison des limites où une centaine tradition l’a emprisonné, peuvent en vivre plus profondément que nous. Est-il présomptueux de penser que l’un et l’autre le pourront reconnaître, s’il n’a d’autre visage en nous que la Présence libératrice où chacun naît à soi ?

Si nous nous mettons à la place des autres, nous sentirons aisément combien nous serrions blessés de n’être pas pleinement acceptés dans la sincérité de nos convictions – quelles qu’elles soient, dans le respect de l’honnêteté naturelle – et combien nous offenserait la tolérance dont on voudrait bien nous faire l’aumône.

Aussi bien ne s’agit-il pas de remplacer une formule par une autre, comme si les mots par eux-mêmes pouvaient changer la vie : mais de laisser vivre et transparaître en soi la Présence qui est pour chacun, identiquement, la vie de sa vie.

c)  Nature du dogme chrétien.

Le dogme chrétien, tout particulièrement, répugne à l’identification matérielle de la vérité avec une formule. Il n’est pas, en effet, une  » weltanschauung « , un système ou une explication du monde-chose, où il est de toute manière impossible de situer la vérité. Il est le rayonnement personnel du premier amour, à travers les mots-sacrements qui communiquent la lumière de son intimité.

Il tire son origine de la vie trinitaire, de la désappropriation relative où le personnalisme divin s’identifie avec une éternelle charité. Il s’inscrit dans l’histoire par la désappropriation radicale qui livre l’humanité du Christ, dépouillée de sa subsistance connaturelle, à l’emprise du Verbe qui la revêt de sa subsistance propre, en l’affranchissant de toute limite et en fondant par-là même, l’universalité absolue qui est l’apanage du second Adam.

Il nous est proposé par l’Eglise, enfin, dont l’infaillibilité résulte de la désappropriation rigoureuse qui permet de l’identifier avec Jésus – comme Saul fut amené à le faire sur le chemin de Damas – en l’effacement total en Jésus de tout ce qui n’est pas lui.

d )  Désappropriation.

Nous retrouvons analogiquement, à tous les degrés de cette échelle de lumière, le même caractère de désappropriation, de mystique de pauvreté, parce que celle-ci, semble-t-il, est seule capable d’engendrer l’espace d’amour où la vérité surgit comme une Présence et s’atteste comme une personne ; qui cherche en nous la personne que nous avons à devenir, en nous désappropriant de nous-mêmes pour naître librement à nous-mêmes.

N’est-il pas frappant de rencontrer, au centre du christianisme, une révélation qui porte essentiellement sur la personne : en Dieu, en Jésus et, finalement, en nous par le chemin de la nouvelle naissance, comme si son seul dessein était de nous enraciner dans cet univers-personne où vérité, liberté, et personnalité s’identifient en quelque manière dans une même relation oblative, dans cette sorte de « vide sacré » où l’on devient soi dans un autre et pour lui.

N’est-ce pas l’indice que le Christianisme s’adresse explicitement à la personne, à l’universel dans l’homme et que nous n’en pouvons témoigner efficacement qu’en devenant réellement universels ?

Tout homme demande à être traité comme une personne. Rien ne l’offense autant que le mépris de sa dignité. Rien ne concourt davantage à sa libération que de la lui rendre sensible dans le respect qu’on lui témoigne. De cette dignité humaine la croix est la plus haute mesure. Comment la regarder sans reconnaître que Dieu nous traite comme des personnes et comment douter, en s’y référant, que le Christianisme soit ordonné, par essence, à cet élément commun à tous les hommes qui est précisément leur dignité.

C’est donc à lui qu’il doit s’adresser : avec tant d’humilité que chacun puisse se sentir inclus dans son universalité par cela même qui le fait homme. C’est uniquement sous cet aspect que tout homme reconnaîtra à l’Eglise le droit de lui parler.

e)  Parler à la personne.

Une longue expérience nous a appris à ne pas contester ce que les autres disent, mais à chercher à les atteindre dans ce qu’ils sont ou, tout au moins, dans ce qu’ils peuvent être. Une lumière de fond, qui est le regard de l’être, l’emporte sur les clartés ou les ténèbres de la raison. C’est dans l’axe de cette lumière qu’il s’agit de se placer. 0n parle ainsi à la personne, sans provoquer les réactions défensives d’une biologie complice de ses limites. Et même si on ne la nomme pas, on lui présente la vérité : comme on présente une personne à une personne en les laissant en tête-à-tête.

f)  Parabole du vitrail

Comme les images rendent sensibles les idées, nous terminerons notre méditation par une parabole :

Un vitrail dans la nuit est un mur opaque,

aussi sombre que la pierre dans laquelle il est enchâssé.

Il faut la lumière pour chanter la symphonie des couleurs

dont les rapports constituent sa musique.

C’est en vain que l’on décrirait ses couleurs,

c’est en vain que l’on décrirait le soleil qui les fait vivre.

On ne connaît l’enchantement du vitrail

qu’en l’exposant à la lumière qui le révèle

en transparaissant à travers sa mosaïque de verre.

Notre nature est le vitrail enseveli dans la nuit.

Notre personnalité est le jour qui l’éclaire

et qui allume en elle un foyer de lumière.

Mais ce jour n’a pas sa source en nous.

Il émane du soleil, du soleil vivant qui est la vérité en personne.

C’est ce soleil vivant que les hommes cherchent dans leurs ténèbres.

Ne leur parlons pas du soleil. Cela ne leur servira de rien.

Communiquons-leur sa présence, en effaçant en nous tout ce qui n’est pas lui.

Si son jour se lève en eux, ils connaîtront qui il est et qui ils sont,

dans le chant de leur vitrail.

La vie naît de la vie.

Si elle jaillit en nous de sa source divine clairement manifestée,

qui refusera de s’abreuver à cette source,

en l’ayant reconnue comme la vie de sa vie ?

Conclusion – 

Nous n’avons pas la moindre autorité pour émettre le vœu qu’une déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, si elle doit être faite, s’exprime dans un langage par lequel tout homme puisse se sentir libéré, en étant saisi dans l’universel qu’il porte en lui. Et nous n’aurions jamais eu l’outrecuidance d’écrire ce petit essai, si un Evêque ne nous avait pressé de le faire. On voudra bien trouver, dans cette invitation, l’excuse d’une audace qui n’est qu’une affectueuse obéissance.