Il me semble qu’une ambiguïté fondamentale provoque la crise actuelle du monde et de l’Église, et empêche de la résoudre. Cette ambiguïté porte à la fois sur l’homme et sur Dieu.
Sur l’homme d’abord
On admet que l’homme existe, que ses droits sont indiscutables, que sa dignité est inviolable, qu’il a atteint sa majorité et qu’il est capable de prendre lui-même toutes ses responsabilités.
En fait, nous sommes dans le siècle des guerres ininterrompues, du génocide, de la torture, de la déportation, des dictatures, du racisme et du lavage de cerveau – et nous oscillons entre un univers concentrationnaire et un monde complètement déboussolé et dissolu.
Le problème fondamental est donc : L’homme existe-t-il ? Il n’est par sa naissance charnelle qui lui est imposée, qu’une miette d’univers, qu’un produit de l’évolution cosmique. Le monde physique et lui sont d’un seul tenant. La jungle de la forêt vierge se prolonge dans la jungle de son inconscient. Son moi est la résultante de tous les déterminismes internes et externes qu’il subit, de toutes les pressions du milieu, de toutes les sédimentations de son histoire infantile. Son moi, en un mot, est sa prison la plus rigoureusement cadenassée. Ses options sont passionnelles sur le plan collectif comme sur le plan individuel. Les programmes dont il fait l’enseigne de ses idéaux sont un toit qu’il porte à bout de bras au-dessus de sa tête mais qui n’a pas de fondation, puisque son inconscient ne cesse d’être un grouillement, d’appétits, de convoitises et de revendications désordonnées et égolâtriques.
La tendance si répandue à expliquer tout l’homme par la physico-chimie de ses molécules ou par l’automatisme de ses structures ne fait que consacrer, au niveau du laboratoire, cette inexistence de l’homme comme radicalement distinct du monde animal.
La seule question qui reste ouverte est donc : attendu que l’homme n’existe pas naturellement, n’existe pas tout fait en vertu de sa naissance charnelle, attendu qu’il subit au plus haut degré le poids de ses fabrications, attendu que, avec tous les vivants, il ne peut subsister qu’à coup d’emprunts, en pillant tout l’univers pour se nourrir et se protéger, sans exclure le meurtre de ses semblables, la seule question qui reste ouverte est : l’homme peut-il exister, peut-il émerger de cette jungle interne et externe, peut-il se libérer de son moi instinctif, peut-il cesser de se subir, peut-il devenir source et origine d’un moi-valeur qui fonderait sa dignité en faisant de lui un bien universel, en un mot : l’homme peut-il se faire homme ?
Si l’on ne résout pas ce problème, tous les autres problèmes sont en porte-à-faux et demeurent affectés (et infectés) par cette fondamentale ambiguïté. Il est, en effet, impossible de parler de liberté si cette liberté ne signifie pas la libération radicale de nous-même, dans une dimension créatrice d’où résulte une existence autonome et irremplaçable.
La deuxième ambiguïté porte sur Dieu
Le Dieu dont il est question, dans l’immense majorité des cas, est un amalgame du Dieu des diverses philosophies, de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament et des théologies qui combinent ces multiples apports. Il est présenté comme une explication du monde, en supplément des vues scientifiques réputées insuffisantes ou comme le fondement de la morale individuelle et collective ou comme le garant des espoirs d’outre-tombe, en bref, comme le créateur, législateur et juge souverain de l’univers. Mais il ne paraît pas engagé dans notre destin. Il le régit du dehors et tout va toujours très bien pour lui dans sa gloire, quelle que soit l’épreuve de ses créatures qui portent tout le risque de leur existence avec une éternelle responsabilité.
Cette vue d’un Dieu extérieur à l’univers et à nous-mêmes le rend finalement étranger. On l’atteint par des raisonnements, par des concepts dont il est très difficile de fonder la légitimité ou par des traditions qui véhiculent une révélation sur laquelle se poursuivent d’interminables discussions entre chrétiens, entre chrétiens et non chrétiens, entre croyants et athées.
Il semble évident que Dieu ne peut entrer dans le champ de notre expérience qu’à travers notre propre libération, au centre même du problème que nous sommes. Comment puis-je, en effet, échapper aux servitudes de mon moi passionnel, de mon être préfabriqué, sinon en me donnant tout entier à une Présence rencontrée au plus intime de moi (ou au plus intime d’autrui) comme l’amour toujours offert sans jamais s’imposer, comme la liberté infinie apte à susciter la mienne par le don absolu qu’elle est.
Quand on passe du donné, que l’on subit, au don où l’on devient tout élan vers l’Autre (plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même), on atteint, à la fois et au même degré, l’homme et Dieu, dans une inséparable communion de vie.
Dieu vécu comme notre libération, comme le seul chemin vers nous-même, comme la condition sine qua non de notre humanisation dans l’expérience sans cesse vérifiée du Je est un Autre : telle est la seule issue pour surmonter la deuxième ambiguïté qui ne cesse de fausser tous nos débats. Impossible de nous joindre sans le rencontrer.
Impossible de le joindre sans nous transformer, sans nous libérer de nous-mêmes.
Tout est à repenser à partir de cette exigence de libération qui conditionne notre existence en tant qu’hommes affranchis de la brute et de l’expérience de Dieu en tant qu’il s’atteste, précisément, comme l’unique fondement de notre inviolable dignité.
Ce ne sont pas nos viscères, en effet, qui fondent nos droits, mais la possibilité pour chacun de devenir le sanctuaire d’une Présence infinie.
Je ne pense pas qu’il faille d’abord dénoncer ou démolir les structures dans lesquelles nous serions enfermés. Il s’agit bien plutôt de nous contester nous-mêmes, en refusant de reconnaître comme nôtre ce moi préfabriqué qui nous empêche d’émerger du cosmos et d’apporter au monde la lumière d’une présence créatrice.
Que l’homme soit et Dieu apparaîtra, au cœur de notre histoire, comme l’espace infini où notre liberté respire.
Maurice Zundel
Article paru à Genève
dans la revue C H O I S I R N°138 – Avril 1971