Nous savons tous que nous devons mourir. Nous le savons d’une manière abstraite et générale. Quand viendra l’heure et qu’on nous dira : » C’est pour cette nuit « , la mort prendra un tout autre visage car la mort ne sera plus une vérité générale et abstraite, mais un événement qui atteindra de plein fouet notre sensibilité.
De même, nous le savons bien, les êtres que nous aimons, nous n’ignorons pas qu’ils sont tous mortels, mais quand la nouvelle de leur décès nous parvient, c’est une toute autre affaire : théoriquement, ils devaient mourir, mais maintenant, c’est un fait, c’est irrémédiable, maintenant, nous savons que nous ne pourrons jamais plus les revoir.
Il y a donc, en nous, différents temps de conscience qui s’étagent et se superposent et qui donnent lieu à des appréciations très différentes suivant le niveau auquel nous nous plaçons et cela nous offre une analogie pour entrer plus profondément dans les souffrances de Jésus-Christ.
En Jésus aussi, il y avait différents plans de conscience qu’un grand théologien irlandais a magnifiquement distingués selon d’ailleurs une tradition fort ancienne, à propos d’un débat soulevé en Angleterre par des théologiens anglicans modernistes, débat qui portait sur ce thème : Jésus-Christ avait-il conscience de sa divinité ? Et ces théologiens, qui étaient de gauche et modernistes, avaient répondu : » Eh bien ! non, il n’est pas certain que Jésus eut conscience de sa divinité. »
A quoi le père Mac Nabb, car il s’agit de lui, ce grand théologien irlandais, répondit : « Mais cette question, c’est quatre questions, car on peut considérer la connaissance que notre Seigneur avait de lui-même au plan de la personne divine et nul doute, que, sur ce plan-là et à ce niveau, notre Seigneur eut une parfaite conscience de sa divinité.
Si nous entrons maintenant dans le domaine de son âme humaine : son âme humaine était unie à Dieu par la vision béatifique. Il voyait Dieu face à face et il connaissait, dans son âme humaine, dans cette vision face à face de Dieu, il connaissait bien sûr l’union unique, l’union personnelle de son âme avec la divinité en qui elle subsiste.
Il y a un autre niveau de la conscience humaine de notre Seigneur, il y a le niveau prophétique car notre Seigneur, qui est le grand docteur de l’humanité, notre Seigneur qui est le suprême prophète, notre Seigneur avait enseigné aux hommes que Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Au titre donc de sa science prophétique, notre Seigneur ne pouvait pas ignorer et était, au contraire, parfaitement conscient de sa divinité.
Mais il y avait en Jésus un autre plan : il y avait en Jésus une connaissance expérimentale, une connaissance sensible qui lui permettait, au jour le jour, de vivre l’événement dans toute sa nouveauté, qui permettait à sa sensibilité de s’éveiller, de s’émerveiller, de s’attrister selon les occasions et les rencontres. Or cette science, cette connaissance expérimentale n’est pas, de soi, surnaturelle, elle n’est pas au niveau du mystère de l’Incarnation.
Sans doute, dans la sainte humanité de Jésus, dans sa sensibilité exquise et si profonde et si émouvante, rejaillissait normalement toute la lumière de la divinité mais, de soi, cette connaissance expérimentale ne se situe pas au niveau de sa divinité et il se peut – et c’est là justement tout le nerf de l’argumentation du père Mac Nabb – il se peut qu’à certains moments, se soit produit dans la conscience de Jésus, une coupure entre une des certitudes les plus immuables, les plus éternelles, les mieux fondées et puis l’événement tel qu’il le vivait et tel qu’il l’éprouvait et, sous cet aspect, concluait le père Mac Nabb, on pourrait dire que notre Seigneur, à certains moments, n’eut pas conscience de sa divinité en l’entendant au niveau de sa connaissance expérimentale. »
Et pourquoi tout ce détour en ce soir du vendredi saint ? Parce que, justement, il nous faut comprendre que l’agonie de notre Seigneur, sa détresse et son suprême abandon ne constituent pas une sorte de mise en scène, qu’il a vécu vraiment, jusqu’à en mourir, cette solitude, cette détresse et cet abandon que l’apôtre saint Paul a osé décrire dans un mot unique, d’une profondeur insondable, ce mot de la Seconde aux Corinthiens où saint Paul nous dit : « Celui qui était sans péché, Dieu l’a fait péché afin qu’en lui, nous devenions justice de Dieu. »
Voilà l’essence de la passion : Jésus-Christ a été fait péché, c’est-à-dire qu’il s’est senti coupable de tous les péchés du monde, plus coupable infiniment que ses bourreaux pour lesquels il implorait le pardon divin, vivant une sorte de scrupule immense, infini, inexprimable, avec la certitude pourtant, avec la vision infiniment claire de son innocence.
Et c’est là que nous conduit le mot de saint Paul : la passion de notre Seigneur, dans ce qu’elle a de plus horrible et donc de plus rédempteur, la passion de Notre Seigneur, c’est de s’être senti chargé de tout le péché du monde, comme s’il les avait tous commis, tout en ayant une conscience absolue de son innocence totale.
C’est justement cette coexistence d’une innocence parfaite avec le sentiment d’une culpabilité totale qui a broyé le cœur du Seigneur et qui a entraîné sa mort. notre Seigneur, en effet, n’est pas mort de ses blessures physiques. L’Evangile note qu’il est mort avant ses deux compagnons d’infortune, avant les deux larrons, parce qu’il est mort d’une mort intérieure, il est mort du dedans, il est mort de cette brisure, il est mort de ne pouvoir supporter le poids du péché au cœur de sa suprême innocence.
Il faut donc prendre à la lettre le récit de l’agonie et cette supplication implorant le Père que le calice s’éloigne. Il faut prendre à la lettre les paroles dernières, selon saint Matthieu et selon saint Marc, les paroles dernières du Seigneur : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Notre Seigneur a vécu, autant qu’il était possible, il a vécu l’enfer dans sa suprême innocence – et c’est de cela qu’il est mort. Sa mort n’est pas une mort comme les autres. C’est une mort unique, parce que c’est une mort du dedans, une mort où se sont confrontés, une fois pour toutes, le mal et le bien dans la personnalité divine du Verbe incarné.
Et si nous voulons entrer dans ce chemin de croix et le vivre en entrant personnellement dans la douleur du Seigneur, c’est cela qu’il faut voir, c’est que ces différents plans de conscience, tout en existant simultanément, n’ont pas empêché que les plus hautes clartés de l’esprit, que la vision béatifique elle-même, que la lumière prophétique n’ont pas empêché, dans sa sensibilité, ce sentiment, cette expérience atroce de l’abandon et de la malédiction et c’est là ce que saint Paul a exprimé d’une manière unique dans ce mot que nous pouvons graver dans notre cœur : « Celui qui était sans péché, Dieu l’a fait péché pour nous afin que nous devenions en lui justice de Dieu. »
Maurice Zundel
Homélie, Saint- Rédempteur – Lausanne Avril 1974
Ta parole comme une source, Anne-Signer, et Descleé, 1987, p.311