Un monde qui n'existe pas encore

UN MONDE QUI N’EXISTE PAS ENCORE

 

Où est la ligne de démarcation et qu’est-ce qui est sûr ?

Où s’arrête la division des particules élémentaires et, à l’autre extrémité, s’il est vrai que les galaxies nous fuient d’autant plus vite qu’elles sont plus éloignées, quel sera le terme de leur expansion ? Autre problème : comment remonter, dans le passé, vers un point zéro où l’espacement prend son départ et comment imaginer, dans l’avenir, un zéro symétrique qui marquera le point final d’une histoire jusqu’alors impossible à totaliser, où notre petite histoire émerge un instant, comme l’écume d’une vague à la surface de l’océan ?Nous entrons, en effet, au milieu de la course, avec des milliards d’années derrière nous et, vraisemblablement des milliards d’années devant nous, si, tout au moins, nous mettons prudemment, dans ce nous, les autres êtres pensants qui peuvent exister sur d’autres planètes et qui, plus sages que nous, ne songent pas à utiliser l’énergie atomique pour leur propre destruction.

Bornons notre regard à notre petite planète : une documentation humaine éclaire notre passé, avec bien des lacunes, tout au plus sur quelques dizaines de millénaires. Au-delà, nous ne disposons plus que des archives de la paléontologie, où l’émergence de l’homme que nous sommes est bien difficile à fixer. Quant à la séquence des mutations qui acheminèrent la vie vers cet événement, il est encore plus malaisé d’en préciser rigoureusement le mécanisme et la filière. Nous, les plus jeunes des vivants, si nous sommes, biologiquement parlant, le fruit d’une évolution qui prend son départ en l’espace-temps zéro, il faut reconnaître que cette immense période de gestation où notre humanité se prépare nous est, sous bien des aspects, aussi inaccessible qu’est, pour chacun, l’histoire de sa première enfance.

Comment découvrir le sens de notre destin dans l’immensité cosmique où nous sommes engloutis comme un point et dans l’obscurité d’une histoire qui est en grande partie, pour nous, ce qu’est, pour le fœtus, la nuit du sein maternel ?

 

J’avoue ne pas être autrement impressionné par ces abîmes d’espace-temps ou d’ignorance qui nous environnent de toutes parts, puisque c’est nous qui calculons les durées et les distances et, nous encore, qui prenons conscience des lacunes d’une information dont l’insuffisance nous échapperait si nous n’étions capables de survoler, en arrière comme en avant, notre éphémère durée phénoménale. Les milliards d’années-lumière qui nous séparent des plus lointaines galaxies – ou de nos origines – ne m’inquiètent pas plus que les milliards de cellules qui composent notre cortex cérébral.

Ce qui constitue l’humain comme tel, c’est ce qui relève de notre initiative et qui ne peut exister sans nous

Je puis vivre, voire bien vivre, sans penser à celles-ci. Tout cela concerne le donné: tout ce qui précède notre intervention et notre choix. Or, ce qui constitue l’humain comme tel, c’est ce qui relève de notre initiative et qui ne peut exister sans nous. L’univers préfabriqué, en nous ou autour de nous, ne peut nous suffire. C’est celui qui n’est pas encore et que nous avons à créer qui est pour nous la seule demeure habitable.

Quand un homme désespéré suspend sa décision de vivre au geste fraternel qu’il attend de nous, c’est qu’il ne trouve plus sa place dans un monde tout fait auquel le rivent ses besoins physiques, c’est qu’il a besoin d’être reconnu dans sa dimension humaine comme le porteur d’une valeur dont il est la source et à laquelle il nous demande de faire crédit, c’est qu’il refuse d’être simplement le résultat des données, nécessairement soustraites à son initiative, auxquelles il doit de vivre une existence que, justement, il ne consent plus à subir. Le fait de vivre ne lui suffit pas : il lui faut une raison de vivre qui lui permette de s’assumer sans contrainte comme l’origine de soi.

Ce qu’il réclame de nous, c’est précisément de lui reconnaître cette qualité d’origine, par où il échappe à la mécanique de l’univers, pour resurgir dans un monde humain dont notre accueil lui doit rendre sensible l’indispensable réalité.

Par là, le désespéré nous met nous-même en question. Comment le sauver du gouffre sans lui ouvrir cet espace d’amour où il retrouvera son vrai visage dans la gratuité d’un échange où l’on passe du donné au don : par une promotion d’existence où lui et nous dépassons, ensemble, tout le préfabriqué en nous et hors de nous.

Voilà, me semble-t-il, la ligne de démarcation, voilà ce qui est sûr. Le seul monde habitable, pour nous, est un monde qui ne peut exister sans nous et que nous avons sans cesse à recréer par le don de nous-même : par cette « nouvelle naissance  » inlassablement revécue où nous passons du moi possessif – qui nous englue dans le préfabriqué – au moi oblatif qui nous enracine dans l’amour.

Et il en sera toujours ainsi. Le monde humain et, à plus forte raison, le monde du surhomme, s’il doit surgir d’une nouvelle et radicale mutation, sera toujours un monde qui, du point de vue de l’esprit, n’existe pas : à moins d’être créé, et sans cesse recréé, par la générosité où l’esprit vient à soi par le don de soi.

Cette certitude ne m’empêche pas de m’intéresser passionnément aux mécanismes de l’évolution et à toutes les vues, scientifiquement fondées, qui la peuvent rendre toujours plus intelligible, ni d’admirer, avec ferveur, les anticipations optimistes d’un avenir super-humain qui s’appuient sur des analogies légitimement poussées à la limite.

Je n’oublie pas cependant que ce sont des hommes d’aujourd’hui qui brossent cette grande fresque cosmique et que toute la grandeur qu’ils nous pressent d’y découvrir est d’abord en eux, puisque ce sont eux qui la conçoivent. Ce qui les rend d’autant plus dignes d’admiration.

Il n’en reste pas moins vrai que le seul univers capable d’intéresser l’avenir de l’esprit, et d’assurer sa victoire, sera toujours celui qu’il constituera et connaîtra en l’offrande qu’il leur fera de soi.

Dans cette perspective, tout esprit – et déjà le nôtre – est, à sa manière, centre et origine de tout, puisque c’est par lui qu’advient à l’univers cette dimension d’amour sans laquelle il n’y a personne dans le désert d’une insoutenable absence.

Inutile de dire que cette offrande créatrice s’adresse à Quelqu’un, dont la générosité infinie provoque la nôtre. Et peut-être ne serait-il pas faux, sous l’éclairage ici adopté, de dire que Dieu est la clé d’un monde qui n’existe pas encore.

L’Apôtre n’écrit-il pas que  » toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement  » et qu’elle  » aspire à la révélation des fils de Dieu, avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ».

Peut-on mieux dire qu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être et qu’elle nous attend, pour revêtir cette dimension humaine que nous avons perpétuellement à reconquérir: en nous faisant pour que le monde soit.

Maurice Zundel

Article publié à Genève dans la revue

« CHOISIR »   N° 64 – Février 1965.