Extrait du livre de Ramón Martinez de Pisón Liebanas, La fragilité de Dieu selon Maurice Zundel , Ed. Bellarmin, 1996. p. 155-157
L’éducation religieuse issue d’une interprétation littérale de la Bible nous a conduits à percevoir la création comme une oeuvre accomplie une fois pour toutes dès le commencement du monde. On a continué à traduire un langage mythologique, dont le symbolisme est une caractéristique essentielle, par un langage ontologique, plus conceptuel, typique de la culture occidentale; ainsi, l’interprétation littérale des deux récits bibliques de la création, selon la Genèse (Gn 1,1-2, 4a et 2,4b-3, 24), nous fait concevoir la création comme une sorte de fabrication divine. En conséquence, le rapport entre création et liberté a été caractérisé par une tension qu’on a parfois résolue de façon extrême: ou bien on affirme une certaine conception de la création qui intègre mal la liberté; ou bien la liberté est comprise d’une façon totalement autonome, opposée à l’idée biblique de création. La contestation radicale de la création au nom de la liberté est plutôt récente, et a notamment débuté avec Marx. Or Marx représente l’aboutissement d’un long cheminement passionnant qu’on ne peut ignorer.
Saint Paul, dans son épître aux Romains (voir Rm 8,19-23), parle de solidarité entre la création et la libération de l’homme, solidarité qui s’enracine dans les récits mêmes de la création, dans l’Ancien Testament, où l’homme, tiré de la terre, est créé en relation avec la nature qu’il a la vocation de faire parvenir à l’état d’image de l’image. La création, comme l’homme, n’apparaît pas comme une réalité déjà terminée, derrière nous, mais comme une vocation, devant nous, comme une tâche à accomplir dont la réussite dépend d’une étroite solidarité entre les deux, qui a été rompue au cours des siècles: l’idée de création est apparue comme opposée à la vocation de l’homme à devenir créateur de son monde et de sa propre liberté. Or cette liberté entraîne-t-elle nécessairement une opposition à la foi en la création telle que la Bible nous la présente? La foi en la création est-elle opposée à la liberté humaine? Devenir des créateurs suppose-t-il de dominer aveuglément la nature, au lieu d’établir une solidarité? Mais reconnaître la naturalisation de l’homme, c’est-à-dire le fait d’être aussi un produit de la nature, amène-t-il à considérer l’homme comme le résultat d’une série de déterminismes et de processus naturels où la transcendance disparaît complètement?
La création n’est pas le fruit d’un «coup de baguette magique [de Dieu] qui suscite du néant ce qui n’est pas11». Elle n’est pas non plus une fabrication. Dieu n’est pas une sorte de potier divin qui modèle les hommes et les choses comme on fait avec de l’argile; l’amour ne peut pas modeler ni fabriquer. «Dieu ne crée pas comme le potier qui fabrique des vases, Dieu crée comme l’amitié. Dieu crée comme la sympathie est capable de créer12.» Dieu n’a pas créé des automates, mais des hommes et des femmes appelés à devenir libres, à être avec lui des co-créateurs d’un monde qui n’existe pas encore et qui ne peut exister sans nous, parce que «c’est l’homme, avec sa liberté, qui est l’acteur de son histoire13». La création est le don de l’amour de Dieu; don qui, en tant que tel, attend une réciprocité. «Le monde est remis entre nos mains, comme nous sommes nous-même confié à nous-même et, dans le monde comme en nous-même, c’est Dieu qui nous est confié14.» Toutefois, une des choses les plus difficiles de notre existence est la compréhension du sens profond de ce qu’on appelle don, cadeau, présent, offre. On est parfois tellement contraint à accepter un don qu’on peut perdre la dimension de sa gratuité. La gratuité suppose des exigences de la part de celui qui offre. D’une part, ce qui est gratuit ne s’impose pas; un don imposé perd toute sa valeur, comme aussi une création imposée. En conséquence, la seule attitude valable dans l’offrande d’un don est le respect de la liberté de celui qui le reçoit. Dieu respecte la liberté créée en offrant le don de la vie à l’homme, sa propre création. Dieu n’a pas créé des robots ni des marionnettes, mais des êtres appelés à vivre en liberté. C’est pourquoi la création est en «enfantement» (Rm 8,19-22); elle «attend la révélation de la gloire des fils de Dieu15». C’est là la dignité de notre vocation de «créateurs»; par Jésus-Christ, Dieu a manifesté la grandeur à laquelle nous sommes appelés. L’univers, la création est toujours en avant de nous, en sursis, en attente de notre propre accomplissement16. D’autre part, un don présente aussi des exigences de la part de la personne qui l’accepte. Accepter un don signifie s’engager dans une relation d’amour avec celui qui offre; reconnaître l’amour offert, c’est aussi se responsabiliser à l’égard de la personne qui nous aime, qui nous offre son amitié, sa vie. Accueillir le don de Dieu nous amène à être responsables envers nous-mêmes, envers autrui et envers toute la création. La redécouverte de la dimension cosmique qui caractérise la vie humaine est d’une grande importance aujourd’hui. L’écologie nous aide à reconnaître que l’univers est notre corps dont nous ne pouvons pas nous débarrasser. L’homme est le responsable du cosmos surtout par son travail, travail qui doit devenir créateur et respectueux, et non pas destructeur de la nature.
Nous sommes invités, comme dans les fiançailles, à répondre oui à Dieu, à signer l’alliance d’amour qu’il veut établir avec nous et, par nous, avec tout l’univers.
Si nous sommes appelés à devenir des créateurs, si la création est une histoire à deux, si notre liberté est la charnière de cet univers en sursis, il s’ensuit que nous sommes invités à nous libérer de toutes nos limites et contraintes afin que tout l’univers soit la manifestation de notre propre création. C’est la grandeur de l’homme, mais aussi sa responsabitité17.
- M. Zundel, «J’enrage quand on dit: Dieu permet le mal», dans la 2ème conférence donnée à Londres le 16 février 1964.
- M. Zundel, Silence ; Parole de vie, Québec, Anne Sigier, 1990, p. 93; voir aussi p. 94.
- Claude DAGENS, «Notre corps promis à la résurrection», dans Communio, XV/1 (1990), p. 11.
- M. Zundel, Silence ; Parole de vie, Québec, Anne Sigier, 1990, p. 95.
- M. Zundel, Je est un autre, Paris, Desclé de Brouwer, 1971, p. 45.
- M. Zundel, Ton visage, ma lumière, Paris, Desclé de Brouwer,1989, p. 69.
- Voir «Le chrétien et le mal», dans DONZÉ, L’humble présence, p. 195.