Oscar Wilde interrogé, à quelque frontière, s’il n’avait rien à déclarer, répondit hautainement : « Oui, mon génie. »
Ce mot contraste singulièrement avec celui qu’il écrivit dans sa prison, lorsqu’il apprit qu’il était déchu de sa paternité: « Le corps d’un enfant est comme celui du Seigneur, je ne suis digne ni de l’un, ni de l’autre. »
Ici, nous éprouvons un sentiment de poignante authenticité, tandis que la recherche d’un effet, dans la déclaration de son génie, nous donne l’impression d’une immense vanité. Cela sonne creux comme quelque chose d’inauthentique.
Sur quoi se fonde un tel jugement et qu’est-ce qui me permet de distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas ?
Un certain sens des valeurs qui identifie la grandeur avec le dépassement de soi. Quand il y a plus que l’homme en l’homme, c’est alors que l’homme est vraiment homme. Cela veut dire que l’homme nous intéresse dans la mesure où il est transparent à Dieu. C’est par-là qu’il devient une présence réelle en atteignant à sa propre intimité qui surgit du dialogue silencieux avec la divinité.
Mais c’est par-là aussi que la Présence divine se révèle à nous d’une manière efficace, au-delà des limites de toute parole et de toute idée
Le mystère de la personne humaine, qui est ineffable, est le meilleur truchement de l’ineffabilité divine et rien ne nous émeut plus profondément que la lumière de Dieu dans un regard d’homme. Dieu en forme de personne et non de discours, c’est ce que Lacordaire venait chercher aux pieds du Curé d’Ars. Il y a là, en effet, une sorte d’incarnation où l’onde divine, captée par une vie humaine, nous devient sensible en la musique silencieuse qui fait de notre solitude un univers.
C’est la raison de norme amour pour les saints. Chacun, à sa manière, est une présentation de Dieu dans la clarté d’une présence humaine. Il y a sans doute, de l’un à l’autre, des niveaux différents, et dans le même personnage, des aspects plus ou moins révélateurs. Saint Augustin, dans sa lutte contre les Donatistes, ne nous éclaire pas comme il fait dans ses élévations sur la Trinité. Les saints ne sont pas toujours exempts de toute limite humaine.
Il faudrait, pour écarter toute ombre, qu’il n’y eût plus, dans une figure humaine, d’autre présence que la Présence divine, et cela d’une manière permanente et dès le premier instant de l’existence. C’est à quoi répond selon la foi chrétienne, l’Incarnation telle qu’elle se réalise en Jésus, laquelle n’exclut pas, mais, tout au contraire, inclut et achève toutes les incarnations relativement imparfaites des saints et des grands spirituels de toute époque et de toute nation.
Car, son unicité implique essentiellement l’unité divine qu’elle doit promouvoir, en rassemblant tout le genre humain dans la personne du Seigneur, par la prise en charge de toute l’histoire, de tout l’univers, de toute âme et de tout être impliqués dans sa mission.
Cette extension à toute l’humanité de la Présence divine qu’il est, suppose évidemment, pour être féconde, notre consentement. Il faut nous saisir de cette Présence, en nous transformant en elle, selon l’exigence profonde qui préside à tout échange d’intimités. C’est ce que suggère saint Paul quand il écrit aux Philippiens : « Pour moi, vivre, c’est Christ. »
Cette parole nous ouvre un jour prodigieux. Elle signifie que la vertu est une personne qu’il faut laisser vivre en soi, que le bien n’est pas, d’abord quelque chose à faire, mais Quelqu’un à aimer.
Davantage, qu’il ne suffit pas de faire le bien mais qu’il le faut devenir, qu’il ne s’agit pas seulement de changer de conduite, mais de personnalité, en passant par la nouvelle naissance dont Jésus propose à Nicodème le mystère et la nécessité. Ce qui veut dire que la religion ne peut se borner à un culte et à une morale, bien qu’elle les contienne nécessairement, mais qu’elle doit être existentielle, en allant jusqu’aux racines de l’être.
Une transformation qui porte sur les assises mêmes de la personnalité, comme est celle dont il est ici question, justement parce qu’elle identifie le bien avec le rayonnement de la personne engagée dans le dialogue qui lui confère un statut divin, élimine la distinction du profane et du sacré.
Toute la vie gravite en Dieu, tout acte est divinisé, comme tout événement peut devenir grâce. Jésus est charpentier et saint Paul fabricant de tentes ; l’eau purifie l’esprit dans les fonts du baptême et le pain se change en aliment divin. Toute réalité, finalement, peut accéder à la fonction sacramentelle, largement entendue, de présenter et de communiquer Dieu. L’Incarnation compose cette universelle transfiguration dont la liturgie est, tout ensemble, le symbole et la source.
Mais, naturellement, cette transsubstantiation du monde et de la vie ne s’opère pas mécaniquement. Il nous incombe d’en être les agents par une conversion sans cesse reprise où se perpétue, à travers nous, l’Incarnation du Seigneur. Ce qu’il convient d’entendre au sens le plus littéral, puisque à partir de l’Ascension, le visage de Jésus ne peut plus être visible qu’à travers le nôtre, dans le mystère de l’Église dont nous sommes les membres.
Cela veut dire, en d’autres termes, que nous sommes chargés d’imprimer le sceau de sa personne sur toute notre action, devenue sienne par notre incorporation à lui, comme norme personnalité tire toute sa grandeur du dialogue qui nous ordonne à la sienne, en exauçant merveilleusement le pressentiment de Rimbaud : « Je est un autre« .
C’est de là que jaillit l’oraison sur la vie où cet entretien veut conduire.
Si mon seul souci est de laisser Dieu transparaître en moi, toute mon attention sera tendue vers la transfiguration du réel sur lequel se déploie mon action, comme le sculpteur ne pétrit la glaise qu’en vue du chef-d’œuvre dont l’exigence oriente son effort. Je serai perpétuellement dans l’attente de Dieu et chacun de mes gestes ne visera qu’à susciter en toutes choses et en tout être, la lumière d’amour qui rend sensible sa Présence. Je prierai donc autant que j’agis, davantage, autant que je suis, puisque c’est ma personnalité même, un état permanent d’oblation qui dessinera dans mon ouvrage, le visage qu’elle ne cesse de fixer.
Rien ne peut échapper à une telle ordination qui est moi tout entier, dans la mesure même où j’existe authentiquement.
Mes passions elles-mêmes, si je les prends au sérieux, si je tiens compte de l’appel infini qu’elles contiennent, me jetteront en Dieu qui est le seul infini auquel elles puissent se livrer sans trucage.
Oscar Wilde aurait évité la prison où des mœurs contre nature l’ont conduit, s’il avait découvert plus tôt la majesté du petit enfant dans le germe de vie, confié à notre chair, comme l’ébauche première d’un être humain dont la vocation divine nous charge des responsabilités éternelles qu’il aura le devoir d’assumer avec le concours de notre exemple et de notre amour.
Lady Macbeth, à son tour, aurait échappé à la folie et au suicide, si elle avait compris, avant ses crimes, le néant d’une grandeur qui ne peut croire en soi qu’à travers le regard d’autrui et qui est livrée au plus épouvantable désespoir, quand ce regard ne lui verse plus que haine et mépris pour les forfaits qui dénoncent la parvenue, incapable de ressaisir une vie qu’elle a extériorisée sans réserve dans la recherche d’une admiration qui ne dépend point d’elle et dont le refus la laisse en face de son néant.
La grandeur de saint François est, au contraire, d’avoir perçu à temps, la vanité de la vanité. Il voulait la gloire, lui aussi, mais il la voulait trop profondément pour se contenter d’apparences. S’illustrer sur un champ de bataille, sous les ordres d’un capitaine, lui-même au service d’un prince, ce n’était en réalité qu’être le domestique d’un domestique. Il ne pouvait se contenter de si peu. Et, gardant vierge son désir, il attendit que lui apparût une tâche digne de lui et qui n’était pas moins grande que Dieu qui le pouvait seul combler, en lui donnant le monde à convertir et à chanter.
On voit qu’il n’y a pas de domaine, fût-il le lieu d’élection des plus dangereuses tentations, qui ne puisse concrétiser l’appel de Dieu, en acculant une âme généreuse à des impasses qui la rejettent en lui, pour ne pas frustrer un appétit qui est fondamentalement un désir de lui.
L’oraison sur la vie, va jusque là, jusqu’à ce jour de Dieu qui se lève dans la nuit des passions.
Cela ne peut pas nous étonner, si nous avons compris que notre conduite se décide finalement au niveau de notre personnalité, dont l’authenticité s’identifie avec le dialogue où l’âme se perd en Dieu.
Nous trouver vraiment, c’est le trouver comme la source infinie d’où jaillit notre intimité et c’est donc, aussi, appliquer à toute la mesure de l’infinité qu’il est. Ce qui nous contraint miséricordieusement de remonter vers lui à travers tout, pour tout accomplir dans sa plénitude.
C’est ainsi, sans doute, qu’il faut entendre la confidence d’un grand mystique qui disait à Dieu : » Seigneur, qui êtes-vous ? » et qui reçut cette réponse : » TOI « .
Maurice Zundel
Les CAHIERS CARMELITAINS » Vol. 11 octobre 1951
Monastère Ste Thérèse de l’Enfant Jésus LE CAIRE
8e Cours – 5 mai