Présence du corps

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Homélie de  Maurice Zundel donnée en Suisse en 1962

Ton visage  ma lumière, Éditions Anne Sigier,  p. 355

 

Les cosmonautes nous ont confirmés dans ce sentiment qui était déjà le nôtre, à savoir qu’il est impossible à l’organisme humain de subsister en dehors des conditions terrestres. Les cosmonautes, pour survivre à leur durée d’expédition, sont obligés d’emporter avec eux au moins l’oxygène indispensable à leur respiration, c’est à dire d’établir dans leur cabine les conditions de leur habitation terrestre.

Tout cela c’est pour dire que notre corps, sous un certain aspect, est un appareil ou un ensemble d’appareils rigoureusement adaptés à notre habitat terrestre. Si nous voulions émigrer ailleurs – comme nous en avons maintenant la légitime ambition – si nous pouvions émigrer ailleurs, dans d’autres planètes dont les conditions atmosphériques, l’absence d’atmosphère éventuellement, sont tout à fait différentes de notre habitat terrestre, il faudrait que le corps humain se transforme d’une manière imprévisible, acquierre de nouveaux appareils et de nouveaux organes pour s’adapter à des conditions entièrement nouvelles !

Nous pouvons donc imaginer qu’il y ait dans notre corps, dans notre organisme, une soustraction possible, notre corps demeurant toujours notre corps, c’est à dire d’une certaine manière nous-même. Notre corps pourrait donc changer de figure, changer d’aspect, sans cesser d’être substantiellement, profondément lui-même.

Il est évidemment impossible d’imaginer notre corps avec une autre figure, puisque nous ne sommes pas dans les conditions que supposerait une telle transformation ; mais, si l’on admet qu’il en puisse être ainsi – comme c’est infiniment probable – nous pourrons nous demander alors qu’est-ce qui serait de notre corps précisément notre corps, qu’est-ce qui resterait de nous, si nous changions complètement de figure, alors que nous devrons cependant être le même corps.

Il resterait de nous ce qui fait de notre corps une chose extraordinairement précieuse : il resterait ce pouvoir d’expression qui fait de notre corps un signe, un signe merveilleux, indispensable, grâce auquel nous garderions le pouvoir de nous manifester.

L’importance de ce signe, nous devons le pressentir dans cette question d’un philosophe très près de l’humain. Il se demandait :  » Un homme peut-il aimer une femme folle ? » Et il se répondait immédiatement :  » C’est impossible !  » C’est impossible : un homme ne peut pas aimer une femme folle. Pourquoi ? Parce qu’à travers son corps, il cherche évidemment, il cherche une source intelligente, il cherche une présence spirituelle, il cherche une réponse, il cherche une raison, il cherche un secret et un mystère inépuisable.

C’est pourquoi, concluait alors ce philosophe, même dans la passion la plus obscure, il y a chez l’être humain un besoin absolu de rencontrer, au-delà des apparences charnelles, une Présence infiniment précieuse que les apparences peuvent traduire, exprimer, manifester et, d’une certaine manière, communiquer.

Mais il est sûr que si notre corps peut devenir ce signe et ce sacrement d’une Présence inépuisable, c’est à condition que d’abord nous le créions. Car notre corps peut tout aussi bien s’exprimer en demeurant très dépendant des appareils qui nous lient à notre habitat terrestre. Il peut donc exprimer aussi toutes les passions brutales qui nous rivent à l’univers physique et qui, loin d’exprimer un mystère de lumière inépuisable et merveilleux, nous reconduisent, au contraire, vers les abîmes de l’anonymat des déterminismes brutaux.

Notre corps apparaît donc, s’il doit signifier quelque chose, comme porteur d’une Présence inépuisable et d’une vocation. Nous avons à le créer, nous avons à le libérer précisément de toutes ses ténèbres, nous avons à le rendre transparent aux réalités de l’esprit et, finalement, nous avons à en faire le sacrement de la Présence infinie qui est le Dieu vivant. Cela a une importance immense, car il serait absurde d’imaginer que nous puissions subir nos corps et être en même temps des hommes.

Etre un homme, cela veut dire refuser de subir quoi que ce soit qui n’ait d’abord été pesé, éprouvé et rendu précisément à la fois infini et transparent. Dès que nous subissons, nous devenons des choses. Pour être des personnes, il faut que notre être, que notre existence, que notre organisme, que notre vie tout entière jaillisse d’un choix entièrement libre, ce qui ne peut s’accomplir évidemment qu’en faisant de tout nous-même une offrande à la lumière qui demeure en nous et qui est la Présence infinie.

Notre corps est donc une vocation et, lorsqu’on parle de la chasteté, il ne faut jamais oublier cet aspect merveilleux : il s’agit de nous libérer. Il s’agit de ne pas nous subir. Il s’agit de faire de notre corps, précisément, une réalité personnelle et libre et, par conséquent aussi, immortelle.

Et voilà : le problème de l’immortalité ne peut avoir de sens que s’il y a dans notre corps une valeur infinie. On conçoit que tous ces appareils qui nous adaptent à notre habitat terrestre comme un plasma interne au moment de la naissance, on conçoit que ces appareils disparaissent parce que, justement, la mort nous libère, pourrait nous libérer si nous étions fidèles à notre vocation humaine, de toutes nos dépendances à l’égard de notre habitat terrestre. Mais il reste, précisément, en nous ce corps pouvoir d’expression, ce corps sacrement d’une Présence, ce corps qui peut révéler un mystère de l’Eglise inépuisable, ce corps que nous avons à créer, à édifier, à construire, à équilibrer, à purifier, à rendre enfin infini.

S’il y a en nous, en effet, ce pouvoir d’expression, ce pouvoir de signifier une Présence infinie, on conçoit que cela puisse demeurer. Il n’y a aucune raison, en effet, si notre corps lui-même est devenu une valeur, si notre corps lui-même s’est libéré de ses dépendances à l’égard de notre habitat terrestre, il n’y a aucune raison qu’il ne demeure éternellement, puisqu’il est porteur désormais d’une vie infinie.

Tout à l’heure vous allez communier, vous allez tendre votre visage vers la Présence du Seigneur qui vient à vous. Je souhaiterais que vous fussiez prêtre pour un instant : le prêtre qui donne la Communion. Je connais peu de spectacles aussi émouvants, aussi magnifiques que ces visages humains recueillis, tendus vers cette Présence du Seigneur qui les appelle. Rarement, l’être humain manifeste autant de noblesse et autant de grandeur ! Et je ne peux jamais donner la Communion sans m’émerveiller de ce qu’il y a dans le visage humain de possibilités d’expression infinies.

Oui, c’est vrai : le corps humain a ce pouvoir d’exprimer l’infini, il a ce pouvoir de porter le rayonnement de Dieu, il a le pouvoir de se concentrer en un point unique, en un foyer éternel, où ne resplendisse que la Présence adorable. C’est pourquoi le Nouveau Testament qui scelle parmi nous l’Alliance toujours nouvelle et éternelle de Dieu, nous parle de nos corps avec une telle noblesse.

Saint Paul nous rappelle que nous sommes le temple de Dieu (1Co. 3, 16), que nous sommes les membres de Jésus-Christ (1 Co. 12, 12), que nous sommes ensemble son Corps Mystique (Rm 12, 5) et que, par cela même, nous sommes tous membres les uns des autres, qu’il y a donc dans notre corps qui est nous-même, cet aspect de pouvoir expressif, capable à la fois de dissimuler notre secret à ceux qui en sont indignes, et de le révéler à ceux qui sont intérieurs à nous-même.

C’est pourquoi le Nouveau Testament glorifie nos corps dès ici-bas, et nous engage à les éterniser en les traitant précisément comme le temple de Dieu. C’est, là, la merveille des merveilles ! Toutes les cathédrales du monde ne sont rien auprès de cette cathédrale de nous-même où Dieu demeure réellement et où il veut se communiquer. Si bien que notre corps, perçu et vécu comme une vocation de libération, et comme le sacrement d’une Présence infinie, nous apparaît finalement comme l’Evangile le plus nécessaire et le plus efficace.

Comme notre présence s’inscrit normalement dans l’histoire de notre corps, la Présence de Dieu, elle aussi, ne peut devenir historique, ne peut devenir un des éléments concrets de la vie humaine qu’à travers le visage qui laisse transparaître cette Présence divine.

Peut-on dire quelque chose de plus grand et de plus merveilleux ? Le seul évangile convainquant, le seul qui puisse rendre sensible la Présence divine, c’est notre visage recueilli, silencieux, transparent, émettant dans l’univers cette sorte de note unique qui correspond à notre individualité la plus profonde, en concourant ainsi à révéler Dieu d’une manière unique. Chacun de nous a reçu de Dieu un trait de son visage infini pour le manifester, et cette révélation qui est notre être même, cette révélation, il n’y a que nous qui puissions la faire.

C’est dans la mesure où nous verrons dans notre corps toutes ces richesses d’expression, toutes ces possibilités d’évangélisation, tous ces mystères d’une Présence adorable, que nous comprendrons à quel point nous devons le respecter comme la cathédrale des cathédrales, comme le véritable temple du Seigneur, comme le sacrement indispensable de sa Présence, comme l’Evangile de son Amour.

Dans cette perspective, nous pouvons comprendre que nous sommes appelés à vivre éternellement dans notre corps et dans notre visage personnels, parce que, justement, rien de tout cela n’échappe à la divinisation, tout au contraire. Nous sommes le Corps du Christ, nous sommes le temple du Saint-Esprit (1Co. 6, 19), du moins, c’est cela que nous sommes appelés à être, si nous respectons justement la vie humaine en nous et dans les autres, comme le sanctuaire vivant et éternel de Dieu.