L’essence de la liberté.

Au cours de la première guerre mondiale un journaliste, interrogeant M. Bergson sur l’après guerre, lui posait cette question :  » Quelle sera l’évolution de la littérature et quel aspect revêtira le chef-d’œuvre qui caractérisera le mieux sa nouveauté ?  » –  » Si je le savais, répondit le philosophe, je l’écrirais. »

Cela revenait à dire : il y a dans le temps ou, plus exactement, dans la durée, quelque chose d’improvisé, quelque chose qui mûrit librement et qu’il nous est impossible de prévoir. Autrement il ne se passerait rien, et la durée n’aurait pas de sens.

C’est la grande idée bergsonienne. A la conception mécanique d’une évolution où tout est donné d’avance, où un état de l’univers conditionne fatalement, et dans tous leurs détails, les états suivants, elle oppose l’intuition d’une évolution créatrice, capable de faire jaillir à tout instant une imprévisible nouveauté.

C’était en réalité, saisir le secret de l’univers dans la liberté. Le déterminisme scientifique apparaissait, dès lors, au philosophe, comme la rançon d’une connaissance utilitaire qui avait besoin pour agir de points fixes.

C’est pourquoi Bergson proposait d’abandonner les concepts, de sortir des idées immobiles plaquées sur la réalité mouvante comme des vêtements de confection, pour s’efforcer de coïncider, par l’intuition, avec les inventions d’un devenir inépuisablement nouveau.

Nous ne discuterons pas, ici, cette terminologie ambiguë. Au fond, ce que l’illustre philosophe voulait retrouver dans la nature, c’était le mouvement d’une pensée avec laquelle la nôtre pût converser. Il comprenait admirablement que l’arrangement matériel de l’univers n’avait, par lui-même, aucun intérêt pour l’esprit. Quand nous en pourrions démonter et remonter tous les rouages, cela ne nous instruirait pas plus qu’un regard sur l’étalage régulier d’un épicier. Ce qui seul importait, c’était de percevoir l’éclairage intérieur qui pût donner un sens aux phénomènes. Autrement, l’esprit se heurterait à un mur. La réalité l’atteindrait du dehors comme une chose qu’un choc ébranle, en ébranlant son équilibre. L’esprit devrait subir l’explosion des phénomènes, il n’y aurait rien à comprendre.

Comprendre, en effet, c’est circuler dans une lumière où l’esprit est comblé par une Présence qui le délivre de toute entrave, en le rendant capable d’un élan purement gratuit. Il ne se demande plus alors, comment est-ce fait ou à quoi cela peut-il servir : il se repose dans la contemplation de quelque chose qui a une valeur absolue et qu’il ne peut qu’aimer, avec le désir de se perdre en elle. Aussi bien, culture est-ce synonyme de gratuité.

Sans doute, Bergson n’est jamais parvenu à une entière clarté sur toutes les implications de son système, et son langage a prêté à mainte confusion. Nul doute, pourtant, que ce fût, là, la direction de sa pensée. L’esprit ne peut s’épanouir que dans la liberté. Il ne peut, ni ne doit rien subir. Les phénomènes ne l’atteignent pas comme un rayon de lumière impressionne une plaque sensible ou comme les sons font vibrer notre tympan, mais comme des mots nous transmettent une pensée, si la nôtre s’ouvre pour l’accueillir.

La puissance d’invention qu’il attribue à la durée, dès son premier ouvrage, n’est qu’une manière confuse de réserver l’initiative de l’Esprit dont le nôtre est disciple. Il y a, en d’autres termes, dans la nature, un aspect intérieur qui sollicite notre recueillement. L’univers tient en réserve une confidence inépuisable, qui, comme toute confidence, ne s’accomplit que dans un échange d’amour. Ce dernier mot marque bien que, pour ne rien subir, il faut se donner tout entier. Si l’esprit a le droit de n’être point traité en chose, si l’on ne peut nous asséner la vérité à coups de maillet ou nous imposer l’amour à coups de bâton, ce n’est pas pour que nous ayons licence de nous livrer, sans obstacle, à toutes nos fantaisies, mais pour satisfaire à une exigence qui ne peut être accomplie que par le don où mûrit notre liberté, dans une conquête qui constitue toute la valeur de notre personnalité.

Mais il semble que personne ne la conçoive selon sa véritable nature. On ne voit pas qu’elle est un devoir autant qu’un droit, un droit parce qu’elle est un devoir, le devoir humain par excellence, constitué par une exigence tout intérieure, dont aucune contrainte extérieure ne peut, par elle-même, assurer l’accomplissement, puisque c’est dans notre plus intime solitude qu’elle s’affirme et se réalise.

On l’envisage comme une facilité, en vertu de laquelle chacun fait ce qui lui plaît, aussi longtemps que le gendarme n’est pas autorisé à intervenir, et non comme l’ordre de l’amour qui ne peut souffrir qu’on lui impose un bien plus cher que la vie. On la revendique comme un privilège dont on entend jouir et non comme la condition d’un altruisme qui communique, à toute action, la valeur d’un choix et la dignité d’un don. Ne rien subir, assurément, mais pour donner tout, en se donnant en tout et à tout.

Nous parlons très justement, en face d’un homme supérieur, des dons qu’il a et qui font notre admiration. Dès qu’il s’en prévaut cependant, dès que sa vanité s’en empare, il nous déçoit et perd son prestige. Nous sentons confusément qu’il usurpe, qu’il tarit la source qui jaillissait en lui, nais qui ne venait pas de lui : ses dons s’extériorisent, dès qu’il prétend les posséder, en les traitant en choses, comme des richesses qui lui confèrent un privilège. Il peut demeurer un grand virtuose : il n’exprime plus que lui-même et le vide de son jeu nous est d’autant plus sensible que l’expression en est plus somptueuse.  » Quand je vous écoute, écrivait le marquis de Custine à Chopin, il me semble toujours que je suis seul avec vous, et peut-être avec mieux que vous encore. »

Là réside, en effet, le secret du génie : qu’il nous délivre de soi et de nous, en nous mettant en contact avec mieux que lui-même. Mais là gît aussi le secret de la liberté. Elle consiste, précisément à nous livrer tout entiers à ce  » meilleur que nous-même «  qui demeure en nous : c’est-à-dire, en somme, à être libre de soi.

Qui sommes-nous, qui est ce moi que nous avons toujours à la bouche ? Il nous échappe, il se dissout, dès que nous tentons de le saisir. Mais qu’une grande oeuvre d’art diffuse en nous son lumineux silence, et voici que, dans le mystère où elle baigne, nous retrouvons notre âme. En l’élan paisible qui nous tient suspendus dans une muette contemplation, nous reconquérons notre intimité.

Nous sommes de nouveau intérieurs à nous-même, quand nous le sommes à ce  » mieux que nous-même « . Tous nos dons s’épanouissent dès que notre être est en état de don, et notre personnalité prend son essor de cet altruisme solitaire et caché. La liberté est un échange d’amour dans le cœur à cœur virginal où s’ébauche l’expérience de Dieu.

Bergson l’a magnifiquement pressenti, en recueillant humblement, dans Les deux sources, la réponse des grands mystiques. Il percevait, dans la transparence des saints, le terme ineffable vers lequel son intuition était secrètement aimantée, le fondement vivant et personnel de la liberté qu’il décelait, naguère, comme le ferment de L’Evolution Créatrice.

Et il a voulu rendre témoignage à ce mieux que nous-même, sans lequel il nous est impossible de nous trouver, hors duquel notre liberté n’est plus que l’absurde prétention d’un moi informe, esclave de soi et de tout.

Mais pour qui se donne à lui, tout l’horizon est ouvert : chaque action acquiert l’ampleur illimitée de l’amour et chaque objet est revêtu de la valeur infinie du terme divin auquel il est ordonné.

Une discipline consentie abolit toute contrainte : la loi cède à l’exigence intérieure qui dessine la trajectoire d’un libre élan vers le bien.

Et comme Ruth, la Moabite, devenue l’épouse de Booz, retournait aux champs, où naguère elle peinait en esclave, pour des moissons toutes pareilles, mais que son amour, désormais, liait en gerbes de tendresse, en remplissant chaque geste du don de soi : ainsi la volonté, offerte à la Présence intime qui l’affranchit de soi, dans l’acte le plus humble, découvre un univers où sa liberté se déploie tout entière.

C’est dans cette révolution tout intérieure que réside le seul espoir de l’humanité. Toutes les institutions n’ont de valeur que dans la mesure où elles favorisent la rencontre silencieuse avec le même bien, seul vraiment commun à tous pour être intérieur à chacun, seul capable de fonder la paix, pour requérir de chacun le don sans limites qui rend son âme universelle en lui ouvrant le trésor que toute possession dissiperait, source unique, enfin, de liberté, pour constituer notre autonomie en la démission totale du pur élan d’amour où elle se conquiert et s’accomplit.

Un grand mystique, a résumé cet itinéraire, au terme duquel l’humanité, si elle le veut, trouvera infailliblement son unité, dans ce mot qu’il a scellé de son sang :  » Beaucoup s’en vont en pèlerinage, mais c’est autour du temple qu’ils processionnent : pour moi, je vais en pèlerinage vers l’ami qui demeure en moi. » (El Hallaj – cf. Massignon)

Maurice Zundel

 ‘‘La Revue du Caire’’ Novembre 1944 L’essence de la liberté.