Dieu habite parmi nous

R e l i g i o n d’ i nc a r n a t i o n et t r a n s c e n d a n c e.

Le Corps a plusieurs étages selon ce qu’on en veut saisir. Pensons à l’exemple de la petite Maria Goretti tuée en voulant défendre sa virginité. Pensons aussi à Dante et Béatrice : on ne peut atteindre la personne par un toucher extérieur. C’est la grande question du passage du dehors au-dedans. Il ne suffit pas de croire une chose, de l’affirmer, encore faut‑il la vivre, l’atteindre dans sa réalité. Revenons au corps en méditant sur la virginité de la Vierge, elle est à comprendre à partir du Corps du Christ. Celui-ci est situé à un tel niveau d’intériorité qu’il est inutile de le toucher. Marie-Madeleine est appelée à dépasser le contact matériel illusoire. Le vrai toucher est d’ordre spirituel, dans un élan de foi et d’amour.

Le Christ, sacrement de la Présence divine, ne peut être atteint physiquement, mais par la voie de la pauvreté. C’est par son dépouillement, sa totale pauvreté, que Marie se situe dans l’intimité de Dieu et communie parfaitement avec la sienne. En lui ouvrant pleinement l’espace de son respect et de son admiration, Marie se trouve purifiée d’elle-même par le Saint-Esprit. Nous sommes ici dans des rapports essentiellement de respect et de transparence à la Présence divine.

L’humanité de Jésus‑Christ est la parabole vivante de Dieu. Le sens de la transcendance divine se lit à travers cette pauvreté absolue.

L’Islam a le sens de la transcendance divine. C’est vrai, comme la Bible, encore faut‑il s’entendre sur le sens de cette transcendance. Il ne suffit pas d’affirmer la grandeur de Dieu et la petitesse de l’homme pour vivre cette transcendance. Il est des affirmations qui dévalorisent faussement l’homme Si cette transcendance évoque un pharaon et des pyramides, on peut s’y trouver écrasé et donc s’y opposer comme le feront beaucoup de penseurs modernes : Nietzsche, etc. Nietzsche a été victime de cette représentation et l’a payée de sa vie. Karl Barth a lui aussi une conception radicale de la transcendance : pour lui, le fini n’est pas capable de l’infini. Tout ce qu’il peut en dire n’est qu’un jeu de mots. La transcendance de Dieu le dépasse infiniment.

Entre l’immensité de Dieu et le néant de l’être, que peut‑il y avoir ? Question vaine, car la transcendance divine n’est pas à chercher dans cette direction, mais bien dans la Pauvreté, dans le dépouillement, et l’absolue simplicité. Cette l’immensité d’un Dieu tout-puissant, tout autre inaccessible, pharaonique, et donc écrasant, c’est de l’homme que vient cette conception de la transcendance, dans la mesure où il projette sur lui, ses propres complications, ses propres désirs de puissance et de richesses… Encombrés de nos adhérences, nous ne serons jamais assez simples, assez humbles et pauvres, jamais nous n’aurons assez ce pur regard vers l’autre, pour nous identifier à lui.

D’un tel dépouillement tout joyeux, saint François nous donne la clé, qui rend toute possession impossible, parce que l’Univers porte le visage de Dieu imprimé dans tous ses traits et ne peut plus être manié comme une chose. Dieu ne nous écrase pas par sa majesté, il nous sollicite par son dénuement, la perte de soi ; voilà le lieu de la joie du don et de la béatitude extrême. On sait comment pour saint François, la transcendance divine est un merveilleux espace de joie et de liberté et qu’il définira le saint comme un jongleur.

La transcendance divine n’est qu’un excès d’immanence : parce que Dieu est tout intériorité, et que par rapport à lui, nous sommes extériorité, c’est en ce sens qu’il nous transcende. Il nous échappe comme Maria Goretti échappe à son agresseur. Dieu est dedans, et nous sommes dehors. Il est infiniment présent au cœur de notre intimité et c’est nous qui nous enfuyons. Suprême intériorité qui ne nous exclut pas, mais nous appelle à nous transformer en ce qu’il est

D’où vient que tant de gens parlent avec tant de certitude de leur notion du Dieu transcendant, en nous écrasant du rouleau compresseur de sa majesté, et nous réduisent par-là à l’état de poussière ? Est‑ce pour eux un jeu de pensée ? Une idole ? Ou une expérience ? Alors, c’est que l’on énonce ce que l’on est ou qu’on devient ce qu’on énonce.

Certains mystiques en parlent dans la mesure où ils vivent cette transcendance : ils sont de son côté, ils sont sur cette montagne d’où ils nous contemplent, parce qu’ils nous regardent en Dieu comme un pur néant. Mais ils oublient cette part d’eux-mêmes qui est avec Dieu sur cette montagne.

Et l’on en arrive à ce point de jonction où la transcendance divine rejoint la transcendance humaine (et inversement) : la conscience d’un être échappe à toute définition, ce sont des intériorités qui s’échangent ; tout langage est déficient, car on arrive à ce point où l’homme est transcendance et où Dieu va pouvoir se révéler. Plutôt que de les opposer, il faut les joindre. Il y a dans l’homme toute une région ineffable et c’est là que l’ineffabilité divine peut se faire jour et devenir réelle pour nous. « Je suis comme Dieu, et Dieu comme moi…moi aussi grand que lui, aussi petit que moi« . Si je suis petit, Dieu sera perçu petit par moi, car je ne puis le connaître que dans une expérience vécue. Les affirmations spéculatives n’y apportent rien. La transcendance ne se révèle authentiquement que dans un être qui la vit.

Tout le drame de la Révélation est dans un côté limite qui se retrouve dans le côté humain. Exemple : le message de la Salette où l’on fait parler la Vierge comme une paysanne dévote bornée du 18ème siècle, avec l’hori­zon des gens de cette époque, limitant la religion à la dévotion. Il en est de même dans la Bible où nous devons soustraire les limites du psychisme humain de l’enseignement divin qui s’y exprime.

Essayez donc de faire entrer la mystique d’un saint Jean de la Croix ou d’un saint François dans une théocratie, comportant un Roi, avec un code venu du ciel, tous les détails réglés, enregistrés, et aucune autre source de loi que ce code qui couvre toute l’existence… ? Comment concilier et exprimer ce mariage d’amour avec Dieu, dans un réseau d’interdits ?

On sent parfaitement bien que Dieu devient petit quand l’homme devient petit. Mais toutes les révélations sont affranchies dès lors que le Christ en est l’horizon, toutes s’y enracinent et s’y projettent, s’y purifient. Il faut y voir en filigrane le visage du Christ, sans être dupe des expressions. Le Christ n’a pas de frontières. Il ne nous lie pas au mot qu’i1 dit, il nous introduit au sein de la Personne qu’il est, ainsi que chez son Père, dans l’abîme de sa Pauvreté et de son Amour.

La Révélation peut‑elle s’en trouver dégagée ? Et exprimée dans une expérience de transcendance ? Impossible, elle doit rester compréhensible pour ses auditeurs, à leur niveau, les conduire à la transcendance dans un langage à leur mesure pour qu’ils s’insèrent avec des instruments à leur portée. Mais les mots n’ont plus une telle importance. On peut être illuminé par un jour, autant que par une page de métaphysique. « L’abîme appelle l’abîme » (Angelus Silesius).

Il faut manier avec beaucoup de prudence ces notions, les dépasser. Il ne s’agit pas de se dire :  » Cela s’est passé comme ça « , mais de naître de nouveau. Il faut à la fois l’eau, qui représente les horizons humains, et l’Esprit, l’intériorité de Dieu. Et tout cela pourra cesser d’être des mots, en devenant le Verbe de Dieu.

Les doctrines ? On peut en construire à foison. On peut produire des sublimités, elles seront toujours vides, si elles ne sont pas vivifiées par le don de toute la personne. D’ailleurs, nous ne sommes pas un parti, ni des avocats, nous sommes des témoins de la Divine Pauvreté. C’est par-là que la transcendance de Dieu s’affirmera le plus, et que nous laisserons naître en nous le Verbe de Dieu. Du côté de Dieu, le don ne manquera jamais, il s’agit que Dieu puisse naître de nous. Il n’y a pas d’autre transcendance qui puisse être un ferment de vie mystique. La naissance du Christ à Bethléem serait un fait indifférent si nous n’étions branchés sur lui.

 » Celui qui fait la volonté de mon Père, celui‑là est mon frère, et ma sœur et ma mère « . Toute la vie de l’Evangile est une maternité de Dieu. Nous ne pouvons que nous recueillir dans le silence de l’Amour. La foi n’est pas un événement dont nous aurions à reconnaître qu’il s’est passé, mais un avènement en nous, comme une présence réelle. Et alors, le Verbe se fera chair en nous, et il habitera parmi nous, et nous verrons sa gloire.

Notes non revues par l’abbé Zundel 

Couvent des dominicains, France 1956