En la fête du Christ Roi, 1968 à Lausanne
Le Christ lavant les pieds de Pierre; par Giotto
» Il règnera de la mer à la mer et du fleuve aux confins de la terre. Tous les rois se prosterneront devant lui et toutes les nations lui seront soumises « (Graduel)
Sartre l’a dit avec raison, quand il s’agit de l’homme » La faim, c’est beaucoup plus que la faim « , parce que, outre les souffrances et les destructions organiques qu’elle inflige, elle compromet sa dignité en l’emprisonnant dans ses besoins.
On ne peut que souscrire à ce jugement. Mais aussitôt se pose la question : que signifie et où situer cette dignité ?
Flaubert nous fait entrevoir celle-ci dans les mots les plus simples : » Pourquoi vouloir être quelque chose, quand on peut être quelqu’un ? » ‑ On est d’abord, naturellement, quelque chose : un objet préfabriqué pris dans un univers, une histoire, une société préfabriqués.
Prendre conscience que l’on existe, c’est, au moins la première fois, constater que l’on ne tient rien de soi, que l’on subit simplement une existence dont on n’est aucunement l’origine et la source.
S’accepter tel quel, dire » je ou moi » à ce niveau, s’identifier avec ce donné sans le mettre en question, c’est demeurer quelque chose et enlever toute signification au mot de Sartre, qui ne se justifie que si l’homme peut être une fin, c’est‑à‑dire une valeur absolue, une intimité inviolable, un bien universel.
Il est trop évident qu’il ne présente, au départ, aucun de ces caractères, que ces titres de noblesse définissent une vocation, indique ce qu’il a à faire de lui‑même pour devenir quelqu’un, suggèrent qu’il est une fin dans la mesure où il est une origine.
Et voilà évoquée toute une création intérieure à chacun et dont dépend en chacun, la naissance de la personne.
Cette création implique une transformation radicale. Elle est sans cesse contrariée par les options passionnelles du moi possessif, qui est le nœud de toutes nos complicités individuelles et collectives. Les plus belles aptitudes sont souvent gauchies et déséquilibrées par les déterminismes instinctifs que l’on accepte de subir.
Cette servitude dans l’être entraîne inévitablement, sur un point ou sur un autre, l’inauthenticité de l’œuvre ou le dérèglement de l’action. Faute de conquérir notre dignité, nous péchons contre celle des autres : par l’impuissance où nous sommes de la reconnaître et de la situer, de l’accroître et de la stimuler.
D’où il résulte clairement que notre présence au monde exige, d’abord, notre propre libération, toute complaisance à l’égard de nos limites affaiblissant nécessairement notre pouvoir d’aider les autres à s’affranchir des leurs, à devenir quelqu’un : puisque nous acceptons de rester quelque chose.
On voit que notre engagement envers l’humanité d’autrui nous saisit à la racine de l’être et qu’en somme, notre » conversion à l’humain « , comme dit Jean Guéhenno, requiert, pour être authentique, notre conversion à l’Amour infini dont la rencontre, au plus intime de nous, peut seule nous libérer des adhérences passionnelles qui nous réduisent à l’état d’objet.
» Je est un Autre « , Rimbaud l’a mystérieusement pressenti, un Autre » plus intime à nous‑même que le plus intime de nous‑même « , selon l’expression d’Augustin, un Autre identique en tous, un Autre qui, en nous unissant par le même centre qu’il est, nous rend intérieur les uns aux autres.
A partir de là, toutes les réformes et toutes les coopérations économiques, techniques, médicales, scientifiques et artistiques s’imposent avec d’autant plus d’urgence que l’on prend plus profondément conscience de ne pouvoir être vraiment soi sans concourir de toutes ses forces à susciter et à préserver dans les autres, la valeur qui nous est confiée en eux autant qu’en nous.
Maurice Zundel
L’ ECHO, Hebdomadaire Catholique
samedi 26 octobre 1968