Que Dieu vous prenne en grâce
et
qu’il vous bénisse tout au long de 2017
Homélie de Maurice Zundel donnée à Lausanne pour la Fête de la Sainte Famille en janvier 1966 . Publiée dans Ta Parole comme une source aux Éditions Anne Sigier-Desclée
Avant toutes choses, vient de nous dire saint Paul, ayez » la charité qui est le lien de la perfection » (Col. 3, 14). Ces paroles ont une résonance infinie parce qu’elles nous situent immédiatement au centre de la morale évangélique : le bien est Quelqu’un à aimer, comme le mal est une blessure faite à son amour.
Là est le principe même de toute direction spirituelle et je ne cesse pas d’attirer mon attention aujourd’hui sur cette conséquence : si » la charité est vraiment le lien de la perfection » avoir la charité, c’est évidemment avoir toutes les vertus, et n’avoir pas la charité, c’est évidemment n’en avoir aucune.
C’est pourquoi, si l’on veut retrouver son équilibre, quelle que soit la faute commise, il faut restaurer en soi le règne de la charité, c’est-à-dire le règne de l’amour. Toute faute est un manque d’amour. Dans la mesure où toute faute est telle, c’est que nous n’avons pas aimé, ou pas aimé autant qu’il le faudrait, et bouleversé, au contraire, la caution de l’amour.
Il est donc inutile de nous appesantir sur nos fautes, d’en dresser un catalogue et d’en réciter les litanies. Il s’agit de nous rassembler près du Christ immédiatement dans un élan d’amour parce que c’est cela, le mal : de l’avoir quitté et d’être revenu dans son » chez-soi « . Dès que l’on retourne chez lui, dès que l’on aime, la lumière ressuscite et l’être est tout entier de nouveau enraciné dans la vie divine.
Mais qu’est-ce au juste que la charité comme attitude personnelle ? Nous nous rappelons la question du docteur pharisien : si la charité est le lien de la perfection, qui donc est mon prochain ? (Lc 10, 29). A l’égard de qui devrai-je l’exercer ? Et c’est là que notre Seigneur nous donne son commentaire idyllique et d’une simplicité terrible. Son commentaire, c’est l’histoire, c’est la parabole du Bon Samaritain. Eh bien ! Le prochain, c’est simple, c’est celui qui maintenant, aujourd’hui, a besoin de moi. On peut démontrer cette affirmation : c’est celui qui maintenant et aujourd’hui a le plus besoin de moi.
Mais, bien sûr, derrière ce commentaire de Jésus lui-même – mon prochain, c’est celui qui, maintenant, a le plus besoin de moi – derrière ce commentaire en surgit un autre qui est du Seigneur Jésus également (Mt. 25, 35) : » J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’étais en prison, j’étais dépouillé, j’étais malade, et c’était moi. » Car, bien sûr, le prochain, le premier prochain, c’est Dieu dans l’autre, l’humain. Et, si nous ne sommes pas attentifs, si nous ne répondons pas à l’appel du blessé le long de la route, c’est Dieu lui-même que nous laissons pour mort le long du chemin, c’est Dieu lui-même qui est atteint, c’est Dieu qui est blessé, c’est Dieu qui souffre, c’est Dieu qui meurt.
Et ce n’est pas de la littérature qu’il veuille mourir dans ce cas, lui auquel nous n’avons pas su révéler l’amour par l’amour ! Car il n’y a que l’amour qui puisse révéler l’amour. Il n’y a que l’amour qui puisse révéler Dieu. C’est son Amour qui l’envoie, qui l’envoie tous les jours, qui l’envoie lorsque l’on frappe à notre porte. A chaque fois, c’est Dieu qui vient, c’est Dieu qui a faim, c’est Dieu qui a soif, c’est Dieu qui est en haillons, c’est Dieu qui n’a pas de quoi se loger, c’est Dieu qui aura passé la nuit dans une salle d’attente de la gare ou sous un pont…
Or il est très tentant de ne pas se fatiguer au service des autres. C’est facile de claquer la porte et de dire : » Débrouillez-vous ! » Mais ce ne sont pas des mots assénés brutalement qui vont dévoiler Dieu caché sous un visage de misère ou de tristesse tragique. Pourtant, c’est Jésus qui vient, c’est Jésus qui frappe à notre porte, c’est Jésus qui nous implore, c’est Jésus qui nous demande notre amitié. Et si nous fermons notre coeur, c’est Jésus qui va mourir.
Tous les miracles du monde, toute la science de l’univers, tous les discours, tous les sermons, autant en emporte le vent : tout cela est vain et sacrilège en face de la douleur, en face de la vie elle-même qui frappe à notre porte. C’est la vie divine.
Il faut comprendre ce nom de charité : c’est la vie divine en l’homme qui est l’objet premier de la charité, cette vie divine fragile et menacée qu’il faut protéger, toujours, en nous et dans les autres, contre nous-même. Il est donc certain que la charité est le lien de la perfection.
Si c’est là tout le critère de la sainteté évangélique, le critère est difficile. Il est une exigence formidable parce qu’il nous met en face de Dieu sous chaque visage humain. Qui n’est pas sensible à cette dignité, qui ne sent pas derrière un visage humain la vie divine, n’a rien compris à l’Évangile, il n’a rien compris à la dignité et à la grandeur humaine. Il est donc étranger à Dieu comme il est étranger à l’humanité.
Je sais combien est difficile l’application rigoureuse de ce critère parce qu’elle comporte justement des exigences formidables. Je sais que jusqu’à la fin de ma vie, je serai tourmenté par son application. Mais je sais aussi, du moins j’espère, que jusqu’à la fin de ma vie, je ne perdrai pas de vue que, derrière les visages humains, il y a le visage de Dieu, que dans la vie humaine, la vie divine se joue et que, si nous laissons un appel sans réponse, en fermant notre coeur, c’est l’agonie de Dieu qui recommence et sa Crucifixion.
Le bien est Quelqu’un à aimer, c’est Dieu lui-même, sous les traits du prochain. Comme les imagiers du Moyen Age l’ont si admirablement compris, et comme tant de légendes de la même époque en font foi, c’est Dieu lui-même qui, sous le visage du prochain, de tout prochain, aujourd’hui, maintenant, ce soir, demain, à chaque heure du jour, c’est Dieu qui, sous les traits du prochain, nous confie son visage. C’est lui, Sa Pauvreté, sa solitude et sa vie.
C’est pourquoi Jésus nous a laissé ce dernier commentaire, bouleversant, irrésistible : » Celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère et ma soeur et ma Mère ! » (Mt. 12, 50). Voilà, c’est jusque-là qu’il faut aller. La charité est le lien de la perfection. Si le premier prochain est Dieu, si la vie divine est remise entre nos mains, c’est que nous avons à devenir le berceau de Dieu. Oui ! Dans notre histoire humaine, dès aujourd’hui, en réalisant à la lettre une authentique maternité divine. Car » celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère et ma soeur et ma mère » (Mc. 3, 35).
Maurice Zundel
Référence biblique à Mt 25, 35 : “J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’étais en prison,
j’étais dépouillé, j’étais malade et c’était moi.”