Mon vrai moi était ailleurs

 

Florence, chapelle des Médicis.

Maurice Zundel

Extraits de : Croyez-vous en l’homme ?

« Florence, chapelle des Médicis. Première rencontre avec l’œuvre de Michel-Ange, autrement que par des livres.

Nous sommes seuls, un ami et moi. Aucun bruit. 

Le silence est parfait. Sentiment de repos dans cet espace où chaque figure respire.

Ce n’est pas comme dans les musées où les yeux souffrent d’être sollicités par trop de choses. Cette détente exclut un enthousiasme de commande.

Je n’attends rien de particulier. Disponible, simplement, je regarde.

De l’aurore au crépuscule, du jour à la nuit, à travers la sereine mélancolie du pensieroso (statue de Lorenzo di Medici, en penseur silencieux), je passe et repasse tranquillement.

Le temps s’immobilise. La durée s’accumule en profondeur silencieuse dans un présent qui croît. Les figures s’estompent et s’effacent dans le centre invisible auquel s’ordonne leur gravitation. Il n’y a plus que lui dans l’espace qu’il engendre.

Et me voici moi-même à lui tout entier suspendu. Libre de moi comme jamais je ne le fus. Sans mémoire de moi, sans retour sur moi, offert sans réserve dans une adhésion où ma joie même se confond avec l’assentiment total du don que je deviens.

Je découvre, enfin, la vie de ma vie, le secret si longtemps enfoui dans l’opacité de ce moi qui vient de s’ouvrir.

J’existe, délivré de toute amarre, pur élan vers cet autre en qui j’accède à moi-même.

J’étais dehors : me voici dedans. Lié, depuis ma naissance à une biologie que je n’ai pas choisie, j’étalais vainement sur elle un moi qu’elle dispersait en multipliant ses dépendances.

Mon vrai moi était ailleurs. Ou plutôt il n’était pas encore. Il surgit maintenant de cette rencontre, illimité, comme un espace de générosité où circule la présence qui le suscite et le comble.

Je connais désormais la mesure de l’homme. Il n’existe que dans cet échange où « je est un autre »

Il n’est libre que dans cette disponibilité foncière envers l’hôte silencieux qui écarte toute limite.

Il n’est créateur qu’en devenant, pour autrui, le ferment discret d’une même libération. Il n’est digne de lui-même qu’en laissant transparaître la vie infinie qui fait de lui une source et une fin.