Il n’y a pas encore d’humanité constituée par l’Amour
Le Christianisme nous présente un Dieu nouveau qui suppose un homme nouveau. Plutôt il nous apporte tout ensemble un Dieu nouveau et un homme nouveau.
Si nous n’avons pas compris la nouveauté de Dieu telle qu’elle resplendit dans l’humanité du Christ, c’est parce que nous n’avons pas réalisé encore l’homme nouveau. Nous sommes si loin d’être des hommes !
Chaque guerre nous rappelle que l’homme n’est pas encore l’homme, chaque guerre nous met en deuil l’humanité. Est-ce que l’homme tuerait encore si l’homme voyait en l’homme véritablement un homme ? Evidemment non ! Et si l’homme ne voit pas dans l’autre un homme, c’est qu’il ne se voit pas lui-même comme un homme.
Nous vivons encore dans la biologie, nous ne sommes pas encore une société de personnes, nous sommes dans la classification scientifique une espèce animale : l’espèce humaine. Et c’est par-là que nous sommes unis biologiquement. Toutes les races se reproduisent et sont fécondes entre elles, mais tous les hommes continuent de s’entretuer. Il n’y a pas encore de société humaine, il n’y a pas encore d’humanité constituée par l’esprit, constituée par l’intelligence, constituée par l’amour, une humanité unie par le dedans.
Nous nous côtoyons dans une même ville, dans un même quartier, dans une même maison… on peut vivre sans se connaître, on est parfaitement étranger les uns aux autres ! C’est pourquoi nous n’avons pas commencé d’être chrétiens, parce que nous n’avons pas commencé d’être des hommes. Le Christ pourtant est le Fils de l’Homme.
Le Christ vient précisément susciter dans l’humanité une unité profonde, totale qui ferait de tous les hommes un seul corps, une seule vie, une seule respiration, une seule personne.
Et c’est cela qui constitue le mystère de Jésus : dans son effet le plus accessible, le plus émouvant, le plus admirable, le plus passionnant, c’est que Jésus, justement est le second Adam, cela veut dire qu’il n’est pas seulement un homme, mais l’Homme, qu’il est intérieur à chacun de nous, qu’il peut tout pour nous rassembler, qu’il est contemporain de toutes les générations, qu’en lui tous les Hommes, à quelque époque qu’ils vivent, peuvent devenir un être.
Et pourquoi en est-il ainsi ? Justement parce qu’en Jésus l’humanité est parfaite, parce qu’en Jésus l’humanité est universelle, parce qu’en Jésus l’humanité n’a pas de frontière, parce qu’en Jésus l’humanité n’a pas d’autre lien avec elle-même que la charité, que l’amour, que la personne même de Jésus, qui est un dépouillement éternel. Nous avons fait de Jésus une idole, et nous n’avons pas aperçu en lui cette qualité humaine, unique, incomparable.
Nous n’avons pas trouvé en lui cette réponse au problème que nous sommes : le second Adam, celui qui n’est pas limité à une époque, à un pays, à une infidélité mais celui qui est tellement dépouillé, tellement débarrassé de soi, qu’il peut contenir toute l’humanité, qu’il peut récapituler toute l’histoire et lui donner une signification réelle.
Marie, nouvelle Ève, mère universelle
Et c’est pourquoi nous ne pouvons pas compter en plus la seconde Eve : la Vierge et le Christ, je veux dire qu’elle ne prend sa signification qu’en fonction du second Adam. Il y a un couple extraordinaire, merveilleux : le Christ et la Vierge. Un couple virginal, un couple qui est axé, fondé sur les relations de personne à personne.
On ne comprendra jamais rien à la virginité de Marie, si l’on y voit simplement un miracle physique. Il s’agit de tout autre chose. La Vierge enfante le Christ dans l’universel, elle enfante le Christ dans le dépouillement d’elle-même, comme toute mère humaine qui enfante voudrait l’avoir fait. Toute mère humaine se trouve un jour devant ce problème, qui est la mise au monde d’un enfant né de sa chair, mais c’est infiniment insuffisant. Toute mère comprend finalement qu’elle doit enfanter son enfant dans sa personne, dans tout son être, dans toute sa vie, dans un don d’elle-même qui va jusqu’au dépouillement total.
Et toute maternité humaine, digne de ce nom, finit par une maternité de la personne, une maternité qui est le don total, une maternité qui est universelle, qui est tellement dépouillée qu’elle finit par embrasser toute l’humanité. Eh ! bien, ce qui ne vient qu’à la fin pour l’immense majorité des femmes qui vont jusqu’au bout de leur maternité, est au contraire un commencement pour la Vierge.
Elle commence par-là : sa maternité la saisit tout entière aux racines de son être et la rapporte tout entière à Jésus-Christ qui est vraiment le sigle, le sceau de sa personnalité. Et c’est pourquoi sa maternité qui résulte du don de toute sa personne, est une maternité radicalement désappropriée, et donc une maternité radicalement universelle qui comprend tous les peuples, toute l’histoire, toute l’humanité, qui s’adresse à chacun de nous.
La Vierge est notre Mère à chacun, Mère unique, aussi profonde que le lien qui l’unit à Jésus-Christ, parce que justement Jésus-Christ, quand il est né du don de toute sa personne dans un dépouillement radical et insurpassable, constitue un don qu’elle nous fait, elle nous le donne vraiment, comme la vie de notre vie, par un don de toute sa vie.
Et c’est pourquoi la Vierge ne se situe pas, je veux dire : elle n’est pas plus que Jésus-Christ, captive de l’espace et du temps, comme Jésus-Christ n’est pas enfermé dans une époque, il est dans le temps de Dieu.
Comme Jésus-Christ traverse tous les siècles et les illumine de sa Présence, comme Jésus-Christ est présent à toute l’histoire en étant intérieur à chacun de nous, la Vierge Marie exerce une maternité qui embrasse tous les siècles, tous les temps, tous les hommes à une profondeur infinie.
Cela suppose en fait, une transformation radicale: celle-là même qui devrait être en nous, si nous avions compris le premier mot de l’Évangile. L’Évangile justement évangélise d’abord l’humanité. Il évangélise, il s’adresse à notre chair, à notre sensibilité, à notre cœur, pour faire de nous comme dit saint Paul : un Homme nouveau (Éph. 2, I5).
Si nous étions chrétiens, nous serions des hommes nouveaux et le monde entier serait illuminé par notre présence, parce que nous porterions en nous, précisément – ce commencement d’absolu qui est la présence du Seigneur en nous, cette présence cachée, cette présence qui nous atteint au plus intime de nous-même, mais qui ne peut pas se manifester au monde sans notre transparence. Si nous étions chrétiens, nous vivrions notre monde intérieur, nous comprendrions que l’autre n’est pas en dehors de nous, qu’il ne fait qu’un avec nous.
Parents les uns des autres
Il nous arrive d’ailleurs heureusement, quand nous sommes parents les uns des autres, il nous arrive de temps en temps, d’éprouver cette intimité avec les autres, en face d’une grande tristesse, en face d’un cri de désespoir, quand nous éprouvons notre impuissance radicale, quand nous comprenons que la seule manière d’aimer un autre, c’est de devenir lui, en nous effaçant- totalement dans le Seigneur qui veut se communiquer – à lui à travers nous.
Et alors, il peut arriver de réaliser, de prendre conscience que l’autre et nous, nous ne faisons qu’un, qu’il n’y a plus d’espace entre nous, que nous sommes vraiment liés dans le même bien, dans la même balance, dans le même point indivisible, dans le même visage, le visage de l’éternel amour
A ce moment là, le temps s’efface, l’espace se contracte en un seul point et nous devenons vraiment les uns avec les autres, un seul corps, une seule personne, une seule vie, une seule respiration, un seul cœur dans le Seigneur qui est la vie de notre vie.
Alors le corps s’est transformé, le corps s’intériorise, le corps devient visage, le corps devient le sacrement d’une présence divine.
Et c’est évidemment dans cette perspective que se situe l’Assomption qui suppose que la Vierge, Mère du Christ et la nôtre, qui suppose qu’elle est la Mère universelle, qui nous donne la vie qui est Jésus, qui suppose que justement sa chair est tout animée par la vie de l’Esprit, que sa chair est toute personnifiée par la vie divine qui l’habite, et qu’elle nous communique, et que justement cette éternisation de sa chair suppose qu’elle a déjà vaincu la mort.
Et nous sommes tous appelés à vaincre la mort, nous sommes tous appelés à une intériorité au point que la mort ne puisse plus rien nous prendre. La mort peut être une glorification, la mort peut être le triomphe de la vie comme on le voit dans la mort de saint François qui appelle le chœur de ses disciples et qui leur fait chanter le Cantique du Soleil.
Il n’y a pas de mort, finalement, pour celui qui intériorise sa vie, pour celui dont tout l’être est personnifié, pour celui dont la chair et l’esprit respirent la liberté. Mais tout cela suppose un autre homme et un autre Dieu.
Tout cela suppose que nous sommes entrés dans un nouvel univers qui est l’univers qui se révèle dans le Christ, notre Seigneur, un autre monde, une autre création, une autre vérité, un autre Amour.
Bien sûr que nous en sommes très loin, mais enfin, on peut toujours commencer, et comme disait Rodin à Bourdelle : « on ne fait jamais que commencer » Mais c’est merveilleux de pouvoir commencer, de savoir que la route n’est pas barrée et que si l’on n’a pas encore accompli notre destin d’êtres humains, si nous ne sommes pas encore des hommes, si nous sommes encore profondément immergés dans notre humanité, nous avons tout de même la chance d’en sortir, que nous sommes appelés à en émerger puisque le Christ est venu précisément pour faire de nous des hommes, c’est-à-dire des personnes, c’est-à-dire des créateurs, c’est-à-dire des êtres qui constitueront ensemble un seul corps, une seule vie, une seule personne, un seul univers, par l’intérieur.
II y a des moments, et plût au ciel que ce soir soit un de ces moments, il y a des moments où tout de même, nous nous sentons plus intérieurs les uns aux autres, parce qu’ensemble, ensemble nous respirons la même Présence.
Eh ! bien, ce soir, nous voulons que par l’intercession de la Vierge, Mère du genre humain, de la Vierge qui rassemble avec le Christ toutes les générations humaines dans l’éternel amour, nous voulons ce soir, accueillir cet amour qui s’offre et demander au Seigneur de faire de nous des hommes nouveaux.
Que nous commencions à nous humaniser, que ce soir il y ait en chacun de nous un mouvement vers une liberté authentique et qu’en ressortant de cette communion avec le Seigneur que nous allons rencontrer, nous soyons plus hommes, plus dignes de notre humanité, et qu’à travers nous, resplendisse un peu de cette liberté divine qui est le don du Seigneur, qui veut nous transformer en lui, et qui va dire à chacun de nous tout à l’heure, et plaise au ciel que ces paroles se réalisent, qui va dire sur chacun de nous : « Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang ».
Maurice Zundel
Homélie pour la fête de l’Assomption,
au Sacré-Coeur d’Ouchy, le mardi I5 août I967