Le problème du mal

Après la tuerie de Las Vegas, …

 

Il y a des douleurs si grandes qu’elles vous laissent sans paroles. On éprouve devant elles une sorte de honte de sa propre sécurité. On voudrait faire oublier tout ce qui n’est pas en harmonie avec la détresse dont on est témoin, on voudrait se cacher dans l’ombre d’une prière silencieuse, pour envelopper les êtres qui souffrent de la seule présence qui n’est jamais étrangère. Que leur dire qui ne sonne creux et comment leur parler de Dieu sans soulever des flots d’amertume ? S’II était vraiment une mère, est-ce qu’Il nous laisserait nous débattre dans cet océan d’agonie ?

En fait, comment n’être pas accablé par le spectacle de la douleur, comment ne pas ressentir à chaque instant ce qui semble être la faillite de la vie ?

Si Dieu est vraiment le témoin de nos détresses, s’Il nous voit, s’Il nous aime, pourquoi n’intervient-Il pas ? pourquoi laisse-t-Il le mal s’introduire dans Son oeuvre et torturer Sa
créature ?

Cette question, nous la rencontrons sans cesse, déchirante, sur les lèvres d’êtres que la vie a broyés et qui en veulent à cette Bonté d’avoir trompé l’espoir qu’ils avaient mis en elle. » Dites qu’Il est un maitre impitoyable, nous le croirons; ne dites pas qu’Il est bon, ni qu’Il s’occupe de nous.  »

Que répondre à cela qui ne soit un nouvel outrage à la douleur, et quel sens découvrir à l’épreuve qui n’aggrave la révolte ?

Et pourtant, ne constatons-nous pas, dans les plus hautes régions de l’expérience humaine, qu’il n’y a de progrès véritable qu’au prix d’une lente et dure ascension ?

Si vous mettez un musicien débutant devant une fugue de Bach, il aura le sentiment, dès les premières mesures, d’insurmontables difficultés; il lui semblera que le maitre a voulu se jouer de lui et qu’avec une sorte de perversité maligne, il a rendu inaccessible ce qu’il aurait pu si aisément rendre facile, comme pour le dégoûter de la musique. Les savantes arabesques de la mélodie feront trébucher ses doigts et lui donneront l’impression du chaos. Un effort obstiné laissera ses mains torturées de lassitude.

S’il persévère cependant, tout cet ordre merveilleux, qui lui semblait hostile tant qu’il l’abordait du dehors, s’allégera en lui devenant intérieur. La mesure qui contractait ses muscles fera de ses doigts une vivante harmonie et ses mains, devenues musique, dérouleront joyeusement la lumineuse architecture des sons. Il exultera en cette rigueur qui lui apparait du dedans, désormais, comme le souple équilibre d’un univers jaillissant.

Toute cette nécessité reste fluide et, loin de restreindre la liberté de l’âme, imprime à son rêve la cohérence divine d’une jubilation toute intérieure. il comprend alors que les difficultés initiales signifiaient l’immensité du don et que la dureté de l’effort répondait à la qualité du progrès. une musique qui ne lui eût rien demandé, ne lui eût rien donné. Et il bénit le maître qui l’a introduit dans l’intimité sublime de la Beauté : comme les saints bénissent Dieu des épreuves qui ont ouvert leur âme à Son Amour, après les périodes de nuit où tout avait paru sombrer.

Oui, sans doute, les saints, parce qu’ils sortent vivants du laminoir : cette réponse vaut pour eux. Mais tous ceux qui succombent, toutes les épaves, toutes les loques vivantes, tous ceux qui crèvent de misère depuis leur enfance, dans des taudis gluants, jusqu’aux années abrutissantes du travail à la chaine, jusqu’aux jours vides et mornes où l’on n’a plus qu’à faire timbrer sa carte de chômeur ?

Est-ce que tout cela rentre aussi dans le plan de Dieu ? Est-ce Lui qui a condamné des millions d’hommes à cet enfer des servitudes matérielles qui les empêchent de respirer au-dessus de leur corps et de pressentir l’Infini dont leur existence étriquée semble être la vivante négation ? Est-ce Lui qui a voulu qu’on pût mourir de faim sur une terre qui regorge de biens ? Est-ce Lui qui a livré les peuples à ce cloisonnement misérable qui les oppose en leurs frontières comme des hordes rusées et féroces d’animaux sauvages ? Est-ce Lui qui a abandonné l’âme des petits enfants à l’empreinte corrosive de l’erreur, de la haine ou du sectarisme, à toutes ces déformations monstrueuses qui constituent une captivité intérieure plus terrible que tous les esclavages
visibles ? Est-ce Lui, enfin, qui a laissé se commettre cet attentat universel contre ce qu’il y a de plus sacré au monde : la liberté de l’esprit, qu’un afflux ininterrompu de suggestions menteuses ne cesse de rendre étranger à lui-même ?

Non, ce n’est pas Dieu, assurément, ce n’est pas Dieu qui a pu vouloir cet abime de détresse et de laideur, d’injustice et de cruauté : dont Il est mystérieusement la première victime :

 » O vous tous qui passez, regardez et voyez s’il est une douleur semblable à ma douleur.  »

Au-dessus de toutes les réponses qui ont été données par les penseurs au problème du mal, en effet, il y a cette réponse qui seule égale l’ampleur infinie de l’angoisse qu’il suscite en nos coeurs : cette réponse qui est la Croix.

 » Jérusalem, dit le Sauveur, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu.  »

Dieu n’a pas créé le monde pour le rendre esclave. Il a voulu en face de Lui des êtres libres, appelés à communier à Sa Vie par le consentement qu’ils donneraient au règne d’Amour qu’Il avait choisi d’établir en eux.

 » Je me tiens à la porte et je frappe, si quelqu’un m’ouvre, j’entrerai.  »

Qu’y aurait-il à faire, demandait Nietzsche, avec une poignante ironie, qu’y aurait-il à faire s’il y avait des dieux ?

Il se représentait, sans doute, la divinité sous les traits d’un dictateur qui courbe un peuple asservi sous l’arbitraire d’une tyrannie dégradante.

Laissons sa révolte porter contre une idole; le vrai Dieu est un Dieu vivant et qui donne la Vie. Il a créé les êtres pour qu’ils fussent etIl a voulu qu’ils agissent en collaborant, chacun suivant le degré d’initiative dont il était capable, au développement de soi-même et de tout l’univers.

Les êtres spirituels devaient recueillir l’élan, diffusé pendant des millénaires, sous l’aimantation silencieuse de l’influx créateur, dans les inventions prodigieuses de l’évolution matérielle. Les êtres spirituels devaient récapituler cette histoire dans une adhésion filiale qui rattacherait l’univers à sa Source en le couronnant de liberté et d’amour.

La création n’avait de sens qu’à ce prix, l’existence matérielle du monde physique ne pouvant à elle seule répondre au dessein créateur du Dieu-Esprit.

Cette libre adhésion de l’être spirituel, cette réponse d’Amour était moralement nécessaire. Elle devait être donnée, elle pouvait être refusée : Dieu, d’une certaine manière, Se soumettait à notre jugement.  » Il vint chez les siens, et les siens ne L’ont pas reçu.  »

Nous avons condamné Dieu et nous L’avons tué : autant qu’il dépendait de nous.  » Le jugement, c’est que la Lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la Lumière. »

Ce jugement assombrit déjà notre origine et s’aggrave des infidélités de chaque génération.

La tragédie du Calvaire, consommée un jour dans l’histoire humaine, domine en réalité tous les temps et se renouvelle en toutes les âmes.

 » Le Christ, dit pascal, sera en agonie jusqu’à la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.  »

Dieu ne peut régner en nous sans nous, car Dieu est Amour, et l’Amour ne peut être reçu que par l’Amour. La vie n’a d’autre objet que de faire mûrir le consentement qui consommera notre union avec Dieu. La douleur ne peut être entièrement acceptée que comme le prélude de l’enfantement mystérieux qui doit Le faire naitre en nous.  » Celui qui fait la volonté de Mon Père qui est dans le ciel, dit Jésus, celui-là est mon frère, et ma soeur, et ma mère.  »

La vocation de l’homme a sa source dans ces abimes : c’est le destin de Dieu qui se joue dans le nôtre. La misère de l’homme, c’est d’avoir trahi Dieu. Aucune injustice humaine ne sera vraiment réparée tant que ne l’aura pas été cette injustice envers Dieu.

Nous nous accusons tous, mutuellement, et nous sommes tous coupables. Et les plus coupables, c’est nous, chrétiens médiocres [1], qui multiplions partout le signe de la Croix, en oubliant la détresse infinie qui implore sa délivrance de tous les refus d’amour qui sont la cause de son supplice.

 » O mon peuple, que t’ai-je fait

et en quoi t’ai-je affligé ? « 

Mais quoi ! il n’est plus temps de faire le procès de l’homme, quand un Dieu agonise dans nos coeurs.

Ah ! certes, il y a des nécessités matérielles qu’il faut satisfaire aujourd’hui, il y a des détresses corporelles qui ne peuvent attendre une heure de plus. Mon dessein n’est pas d’affaiblir le sentiment de leur urgence, mais de montrer bien plutôt que, si leur existence dérive de notre abandon de Dieu, leur guérison résultera infailliblement de notre retour à Dieu : par l’orientation de toute notre activité vers ce qui, en l’homme, passe l’homme [2].

Nous serons d’autant plus soucieux d’assurer à chacun, qu’il soit aryen ou sémite, blanc ou noir, tout ce que requiert une vie vraiment humaine, que nous serons plus profondément convaincus que la réponse de chacun est indispensable à l’accomplissement du règne de Dieu.

Le monde est créé du côté de Dieu, il n’est pas encore achevé du côté de l’homme. Nous ne saurons ce qu’il doit être qu’après avoir donné ce consentement de notre liberté qui en fera une oblation d’amour.

La religion n’est pas l’attente passive d’une béatitude extérieure à l’esprit, mais la création avec Dieu et à Son image d’un monde de lumière, de joie et de beauté.

Ce qu’il y a à la fois de si grave et de si grand en l’heure présente, c’est que tous les problèmes comportent, de la manière la plus aiguë, une résonance mystique, engagent le royaume de Dieu et nous imposent le devoir ineffable d’aider le Dieu crucifié, condamné par notre égoïsme et captif de Son Amour; en compatissant à Sa douleur avant de nous attendrir sur la nôtre, en nous efforçant de guérir cette blessure qui fait saigner Son coeur.

 » Mon coeur a attendu l’opprobre et la misère et j’ai cherché quelqu’un pour souffrir avec moi et je ne l’ai point trouvé, quelqu’un qui me consolerait et il n’y eut personne.  »

Il est temps d’aller à Sa rencontre dans la voie douloureuse où chaque faute humaine l’engage en meurtrissant Sa face en l’âme pécheresse. Il faut porter le remède à la racine du mal qui est le refus d’aimer.

Il faut que notre coeur devienne le Sacrement du Sien, et qu’aucun de nos frères ne puisse se plaindre de n’avoir pas en nous rencontré Sa tendresse.

Alors aussi diminuera la douleur et l’ombre qu’elle fait sur le visage de l’Amour.

Maurice Zundel

 L’évangile intérieur, ch. VII

 

 

[1] Nous devrons sans doute toujours faire cet aveu, nous serons toujours indignes du Christ. Mais nos fautes ne peuvent obscurcir la sainteté infinie de sa Personne ni rendre moins urgente l’adhésion à la Parole » en qui tout est vie « .

[2]  » L’homme passe infiniment l’homme.  » Pascal.