Nécessité d’une religion personnelle axée sur nos tendances les plus profondes
Dans une famille où il y a de nombreux enfants, chaque enfant voit ses parents avec son propre regard. D’ailleurs, le singulier que je viens d’employer » voit ses parents » indique déjà qu’il les considère comme ses parents, non pas comme nos parents, parce que, justement, il a avec ses parents un rapport personnel, un rapport unique, qui dépend de la direction et de la qualité de son regard, qui dépend de ses besoins, de ses possibilités, qui dépend de son harmonie et de son déséquilibre, mais de toute manière, il a sur eux un regard qui lui est propre.
De même, les parents voient chacun de leurs enfants dans une lumière particulière. Il n’additionnent pas leurs enfants : Pierre, Jacques, Henriette, Odette, François. Ils voient chacun comme l’unique et vous savez bien que, lorsqu’un enfant meurt dans une famille, ce n’est jamais une consolation pour la mère de penser qu’elle a encore deux ou trois enfants car aucun de ceux qui survivent ne peut remplacer celui qui est disparu. Et je voyais avec émotion une femme qui a passé 70 ans me parler d’un enfant qui était mort à l’âge de 5 ans, un de ses enfants. Cela représentait un bien grand espace de temps, elle ne pouvait pas en parler sans avoir les larmes aux yeux. Donc, cet enfant était demeuré en elle une présence ou une absence que rien n’avait pu combler.
Ce caractère personnel de l’amour humain, il faut le retrouver dans nos relations avec Dieu. Il est clair que nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une religion communautaire et qu’il nous faut découvrir en même temps – et sans renier l’autre, bien entendu – une religion personnelle.
Et ceci est assez inconnu : la plupart du temps, la religion proposée aux hommes est une religion communautaire, une religion qui a un culte défini, qui comporte des assemblées à un jour fixé, à une heure déterminée, un certain nombre de prières, de gestes à accomplir, des sacrements, des rites qui sont communs à tous, tellement que, lorsque le fidèle se trouve livré à lui-même, il recourt généralement à des prières communautaires, des prières qu’il récite quand il est avec les autres, et il n’est guère capable d’en formuler d’autres.
Cette empreinte communautaire sur la religion est dangereuse dans la mesure où elle n’est pas équilibrée par une religion personnelle. Je me rappelle le scandale que j’éprouvais en lisant la vie d’un Bienheureux italien canonisé ou plutôt béatifié par Pie XI, qui était un professeur de droit, et où il était question uniquement chez ce bienheureux de ses exercices religieux – le chapelet, le chemin de croix, la communion quotidienne, la méditation, les retraites qu’il pouvait faire – mais jamais de sa profession de savant et de juriste, comme si toute sa vie professionnelle était mise entre parenthèses et ne comptait pas dans sa sanctification.
Je crois que c’est là un indice extrêmement dangereux d’une religion mal comprise parce que, si toute la vie professionnelle n’est pas en même temps et par identité une vie religieuse, la plus grande partie de la vie échappera à Dieu et on ne deviendra religieux que dans la mesure où on s’associera à la communauté, dans la mesure où on imitera les religieux dans leurs observances. Et vous avez pu lire, si vous connaissez Huysmans, ces portraits de White and Black qui portent des cravates liturgiques ou des blouses liturgiques, aux couleurs du temps, et qui pensent ne pas pouvoir s’approcher de Dieu s’ils n’imitent les moines, comme si Dieu était un Chartreux qui récite son bréviaire.
Alors, toute la vie devient profane, puisqu’elle échappe à Dieu, dès là qu’elle n’est plus une vie communautaire. En dehors de la messe du dimanche, de la communion pascale, tout le reste de la vie échappe à Dieu. Et, non seulement tout le reste de la vie échappe à Dieu, mais tout le reste de la vie risque de devenir hostile à Dieu, justement parce que les tendances les plus personnelles, qui sont les plus importantes, n’ont aucun rapport avec lui.
Or nous sommes, d’abord, nos tendances personnelles : personne ne veut être interchangeable. Et, si vous avez lu La Vingt-cinquième Heure, vous vous rappelez que le cauchemar de la Vingt-cinquième Heure, c’est précisément que l’individu est un numéro. Quoi qu’il ait fait, quel que soit son passé, quelle que soit sa personnalité, il a une fiche et c’est cette fiche qui conditionne son destin. Il peut réclamer auprès des autorités, il peut faire valoir les titres qu’il a à être libéré du camp de concentration ou de la prison, on regarde sa fiche et » je regrette, vous avez tel numéro, nous n’y pouvons rien « .
Personne ne veut être interchangeable, chacun se sent unique. Si nous n’étions pas uniques, nous n’aurions qu’à nous suicider, parce que, si nous n’étions pas uniques, quelqu’un d’autre pourrait faire exactement ce que nous faisons : notre vie ne répondrait à rien, elle ne serait nécessaire à personne, il n’y aurait aucune raison de la porter et d’en assumer la charge.
Il est donc absolument nécessaire de découvrir une religion personnelle, qui nous prenne dans ce que nous avons de plus particulier, qui nous prenne dans nos goûts les plus profonds, dans nos passions les plus essentielles et qui touchent précisément ce fond dont nous parlions tout à l’heure à propos de l’inconscient.
C’est justement là que doit s’enraciner une religion personnelle, en épousant la courbe des tendances les plus profondes et les plus insurmontables. Tout en nous sera éclairé par Dieu, assumé par lui, et plus encore réalisé par lui : toute tendance naturelle ne se trouve réalisée finalement qu’au niveau du coeur de Dieu.
On commet très souvent, justement, l’erreur de vouloir conduire les gens à Dieu par les chemins communautaires. On croit que tout est perdu s’ils ne communient pas, s’ils ne se confessent pas, s’ils ne participent pas à la messe du dimanche, alors qu’ils peuvent avoir une religion personnelle – ou qu’ils pourraient l’avoir tout au moins – et à travers elle, rejoindre la religion communautaire.
Il s’ensuit une espèce de médiocrité lamentable qui fait de la religion, pour une quantité de gens, un impôt à payer. Bon, il y a un Dieu, c’est malheureux, mais il y a un Dieu, on n’y peut rien. Comme le disait un prédicateur : » Mes frères, que vous le vouliez ou non, Dieu existe « . On n’y peut rien, puisqu’il est le plus fort, il faut bien passer par ses volontés mais on en fera naturellement le moins possible, puisque les pratiques imposées ne répondent pas à un élan personnel. On ira s’ennuyer la petite demi-heure qu’il faut à la messe pour être en règle, on calculera si c’est à partir de l’offertoire ou si c’est avant ou après la communion, précisément parce qu’on n’est pas passionné de Dieu.
Or il n’y a pas de religion véritable si on n’est pas passionné de Dieu. Les saints sont des passionnés de Dieu, et ils le sont justement parce que Dieu les a pris par le fond et que tout leur être n’est qu’un cri et un élan vers lui.
Il s’agit donc de trouver en nous le terroir où s’enracine une religion personnelle et de voir quels sont nos goûts les plus profonds, quelles sont nos passions les plus nobles, les plus hautes, les plus durables, quels sont nos émerveillements et nos enthousiasmes car, évidemment, c’est ce qui nous enthousiasme qui sera le premier contact avec une religion personnelle. Vous savez d’ailleurs que le mot enthousiasme signifie : possession par Dieu. Celui qui s’enthousiasme, qui s’émerveille, il est sur le chemin des grandes découvertes.
Il m’arrive de donner comme pénitence ceci : faites ce que vous aimez le mieux et offrez-le à Dieu, précisément parce que ce qu’on aime le mieux, c’est ce que l’on fait avec le plus d’élan, en s’y engageant le plus à fond et le plus personnellement et c’est cela qui constituera l’offrande la plus harmonieuse et la plus parfaite.
C’est souvent ce qui crée, justement, une frontière entre ceux que nous appelons les laïcs et les âmes consacrées, c’est précisément qu’on leur refuse le droit de faire de leur profession ou qu’on ne songe pas à les incliner et à les orienter pour faire de leur profession une religion. Il est clair que, si le savant ne trouve pas dans son laboratoire ou dans ses calculs l’émerveillement qui va lui faire découvrir la beauté de Dieu, si l’artiste, mettons le danseur, ne trouve pas dans sa profession un contact avec Dieu, si la mère de famille qui prend soin de son petit enfant, si le fiancé qui aime sa fiancée ne trouve pas dans son amour un élément essentiellement religieux, où voulez-vous qu’il le trouve ? Ce qui les passionne, ce qui les intéresse au premier chef, ce qui mobilise toute leur puissance d’enthousiasme n’étant pas pris par la religion communautaire, qui n’a pas de racine en eux, ils la subiront au maximum ou ils la rejetteront à force de dégoût et d’ennui.
C’est aussi ce qui crée l’énorme difficulté entre les âmes qui sont détachées de la foi, les savants qui se déclarent athées, qui ne trouvent pas dans leur laboratoire le Dieu de la Genèse, qui n’ont jamais découvert l’immortalité de l’âme au bout de leur scalpel et qui sont pourtant des gens infiniment consciencieux, sincères, modestes et épris de la vérité. Alors la catégorie communautaire les met en dehors de la religion, puisqu’ils ne participent pas à la vie de la communauté, puisqu’ils n’appartiennent pas à l’Église, qu’ils sont en dehors de la religion et ils finissent par le croire et se dire que, décidément, la religion n’est rien pour eux.
Et cependant, si vous lisez une page comme celle-ci, qui est de Jean Rostand – Jean Rostand qui vient d’entrer à l’Académie, qui se croit athée, qui est une des âmes les plus nobles de notre temps, les plus sincères, dont la vie est toute droite et toute pure – si vous lisez une page comme celle-ci, qui n’a d’ailleurs aucun rapport avec le livre qui la contient – il l’appelle : Peut-on modifier l’homme ? – où il étudie la possibilité de fabriquer des hommes en bocaux, tout en saisissant d’ailleurs tout le risque que l’humanité prendrait si elle fabriquait des hommes de cette manière – il termine ce livre par ces deux pages qui sont vraiment admirables et qui sont d’un véritable mystique.
En dépit de leurs défauts et de leur vie, disait Charles Richet, les savants ont tous la même âme, tous ils ont le culte de la vérité en soi puisque, tous, ils sont animés d’une pensée commune, l’amour de la vérité cachée dans les choses. Le culte de la vérité en soi. Oui, ces amoureux du vrai, qui ne songent point aux conséquences, aux applications possibles de ce qu’ils vont peut-être découvrir ou, s’ils y songent, c’est simplement parce qu’ils témoignent d’une connivence avec le réel, ce qu’ils désirent, ce qui seul à leurs yeux peut justifier de vivre, c’est simplement d’atteindre à ce qui est.
La vérité, ils l’aiment pour elle-même, de façon impérieuse, irrationnelle, incoercible, intransigeante. Ils l’aiment comme toujours on aime, parce qu’ils sont eux et parce qu’elle est elle. Il l’aiment au point que c’est un honneur pour eux et presque une jouissance que de la proclamer quand elle va contre leur agrément.
Et c’est pourquoi ils n’admettent pas, ils ne supportent pas que pour aucun motif, que pour aucune cause, que pour aucun idéal si élevé qu’il puisse être, on la dénature ou simplement qu’on y ajoute. La vérité, ils la servent avec une dévotion sans scrupule, persuadés qu’on ne peut jamais aller trop loin dans le zèle qu’on lui porte, et satisfaits de mettre à son service cette passion, cette chaleur, cette fureur qui partout ailleurs est son ennemie.
Et ceci, qui est merveilleux : ils savent qu’elle est ardue, la vérité, ils savent qu’elle est ardue, qu’elle est fragile, que, comme le Dieu de Chestov, on est en risque de la perdre dès qu’on croit la tenir. Ils savent qu’on ne l’approche pas sans s’être surmonté, qu’elle ne veut point ce qui contente ou qui soulage, qu’elle n’est jamais là où l’on crie, comme disait Vinci, et presque jamais où l’on parle.
Amour de ce qui est et simplement parce que cela est, amour et non pas simple curiosité, encore que Simone Weil veuille nous dénier le droit d’aimer la vérité scientifique sous prétexte qu’il n’y a en elle aucun bien pour le cœur de l’homme. Aucun bien ? D’abord ce n’est pas sûr. Le plus grand de tous, Einstein, s’inclinait, s’inclinait avec une religieuse vénération devant l’harmonie hautement rationnelle des lois de la nature. D’autres, il est vrai, préfèrent ne pas caractériser ce qui est, tout qualificatif leur semblant une limitation et presque un blasphème, car ils pensent que ce qui est dépasse tout le langage humain et qu’il y a plus de sens, plus de grandeur et de poésie dans ce petit verbe » est » que dans les plus majestueuses épithètes. En quoi, d’ailleurs, ils se rencontrent avec un poète, car n’est-ce pas l’adorable Katherine Mansfield qui a dit : La vérité est la seule chose digne d’être possédée, elle est plus émouvante que l’amour.
Il est clair qu’un homme qui a ce culte de la vérité, qui s’engage totalement à son service, qui se surmonte et se dépasse pour l’atteindre, qui se recueille et qui fait du silence en lui-même, et qui subordonne tout, même ses agréments, même ses désirs, même ses commodités, même sa gloire, enfin tous les avantages qu’il en pourrait retirer à la vérité, c’est un homme qui est en dialogue avec l’éternelle Vérité.
Et Einstein, auquel Rostand fait allusion, dit justement de son côté : » La plus belle et la plus profonde émotion que nous puissions expérimenter est l’émotion mystique. C’est la semence de toute science « .
Celui à qui cette émotion est étrangère, qui n’a plus la possibilité de s’étonner et d’être frappé de respect, celui-là est comme s’il était mort.
Savoir que ce qui est impénétrable existe réellement et se manifeste à travers la plus haute sagesse, la plus rayonnante beauté, sagesse et beauté que nos faibles facultés peuvent comprendre seulement dans leur forme la plus primitive, cette connaissance, ce sentiment est au centre de la vraie religion.
L’expérience religieuse cosmique est la raison des plus fortes et des plus nobles recherches scientifiques. Ma religion consiste en une humble admiration envers l’Esprit supérieur et sans limites qui se révèle dans les plus minces détails que nous puissions percevoir avec nos esprits faibles et fragiles. Cette profonde conviction de la présence d’une raison puissante et supérieure se révélant dans l’incompréhensible univers voilà mon idée de Dieu.
Un homme qui peut écrire ces lignes, qui peut définir la grandeur par cette simple phrase : » L’homme qui a perdu la puissance de s’émerveiller et d’être frappé de respect est comme s’il était mort « , on ne peut pas lui contester d’être un homme religieux.
Et on retrouverait cette note dans une quantité d’artistes de toutes les catégories ou d’écrivains et de penseurs. Je pense à ce mot de Jean Guéhenno, qui était un écrivain communiste et qui disait : » Qu’importe qu’on nous donne le bonheur si l’on nous refuse la dignité ! » Et il est clair qu’un homme qui met plus haut que le bonheur la dignité de l’homme, c’est qu’il a pressenti au cœur de l’homme une grandeur infinie et qu’il voit justement dans cette intimité de la conscience humaine, comme Péguy l’avait pressenti lorsqu’il s’est engagé dans l’Affaire Dreyfus, une suprême valeur.
Un grand poète anglais qui s’appelle Shelley, qui est mort en 1822, très jeune dans un accident – il s’est noyé dans la baie de Spezia aux environs de Gênes – ce grand poète qui est l’un des plus grands du 19ème siècle anglais, avait commencé sa carrière au moment où la Révolution française avait éclaté et avait supprimé l’Église ou du moins s’était détachée d’elle et l’avait combattue farouchement et il avait été entraîné par cette vague révolutionnaire et il avait rédigé, alors qu’il était étudiant à Oxford, un pamphlet contre l’existence de Dieu, un manifeste d’athéisme qui d’ailleurs l’avait fait chasser de l’Université.
Eh !bien, Shelley, le dernier mois de sa vie, tout au moins dans la toute dernière période (1822), a écrit un poème qui est resté inachevé, qui s’appelle The Zucca, où il parle de cette Présence » que je ne vois nulle part mais que je sens partout » et pour lui – il le dit dans des mots admirables – il n’y a rien, aucune présence humaine, aussi chère soit-elle, aucun paysage, aucun mouvement ni dans l’âme ni dans la nature qui lui paraisse vide et mort, s’il ne retrouve pas cette Présence en face de laquelle, dit-il moi, plus que personne, présente, je t’adore et absente, je te pleure.
Il est clair qu’un homme, qui dépose son testament dans un tel poème, qui résume toute son expérience d’artiste dans cette reconnaissance d’une Présence en dehors de laquelle rien n’existe, en dehors de laquelle rien ne peut l’émouvoir, en dehors de laquelle tout est mort et fade, c’est qu’il a rencontré, précisément, celui en qui nous avons le mouvement, l’être et la vie, et qu’il n’est devenu le grand artiste qu’il est devenu en effet que parce qu’il s’est effacé devant lui.
Et puisque je parle de Shelley, impossible de ne pas parler de Keats son contemporain, un jeune poète anglais disparu lui aussi prématurément et qui écrit ce vers qui est, à lui seul, à mon avis, une révélation et une Présence divine :
Alors glissa parmi les feuilles, sans bruit, un petit bruit, né du soupir même que le silence exhale. (Début de son Premier Poème, 1817)
Eh ! bien, un homme qui entend le silence avec cette puissance, qui entend le silence comme une présence, comme une personne, comme une respiration, c’est que justement sa puissance de recueillement a atteint à la source même et qu’il se trouve en face du Dieu vivant.
» Alors glissa parmi les feuilles sans bruit… » Flaubert, un grand écrivain français, qui avait la religion de l’art comme l’avait Proust, qui n’est pas assez connu pour sa correspondance qui est son véritable chef-d’œuvre, dans sa correspondance justement, définit son attitude vis-à-vis de l’art et il dit ce mot qui le trahit tout entier : » Qui est le sieur Flaubert ? Ça n’intéresse personne ; il ne s’agit pas que j’écrive Flaubert, au contraire, dit-il, la poésie ne doit pas être l’écume du cœur. » Il faut qu’il s’efface devant quoi ? Il n’y a pas besoin de le nommer, mais il s’effaçait si bien que, nous dit-il, il restait parfois trois jours devant une page blanche, n’osant pas écrire tant que le courant ne passait pas. Il ne voulait pas écrire, il voulait écrire quelque chose de plus grand que lui-même et qui fût un témoignage à la beauté, à cette beauté à laquelle il a vraiment tout sacrifié : sa réputation, les femmes, l’argent, la gloire, l’Académie dont il n’a jamais voulu faire partie, parce qu’il lui suffisait d’être le serviteur de la beauté.
On a dit d’un grand pianiste, Wilhelm Backhaus, qu’il jouait en écoutant. Eh ! bien, d’avoir traduit le génie de ce pianiste dans ce mot, c’est déjà le situer en plein dialogue avec Dieu, car il est évident que, s’il joue en écoutant, il joue en se dépassant, il joue en s’oubliant, il joue en se perdant dans l’Autre qui est la vie de notre vie. Et Dinu Lipatti, un admirable pianiste dont on a enregistré les exécutions parfaites, qui est mort très jeune d’une leucémie, en écoutant une symphonie de Beethoven dans les derniers jours de sa vie, disait : » Oui, mais pour écrire une telle musique, il faut vraiment être en état de grâce « .
Comme le peintre Van Gogh reconnaissait, bien qu’il eût perdu la foi à ce qu’il croyait, que pour peindre certains tableaux, il faut véritablement être inspiré c’est-à-dire recevoir un mouvement d’en haut, c’est-à-dire un mouvement du dedans, de ce dedans d’ailleurs qui nous transcende, ce dedans qui est un Autre au plus intime de nous.
Il n’y a pas jusqu’à une danseuse comme Isidora Duncan, qui était l’amie des Sakharov, qui ne rende son témoignage à Dieu à sa manière. Et les Sakharov, dans un livret adorable sur la danse, où ils montrent la danse vraiment comme un exercice sacré, comme une manière de se dépasser, qui est de rythmer son corps pour en faire une offrande, nous racontent précisément qu’Isidora Duncan avait exécuté un numéro devant eux et uniquement pour eux d’ailleurs, dans une pure improvisation qui était un véritable feu d’artifice et qui les éblouissait et, comme ils étaient bouche bée d’admiration, elle leur cria : » Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi, c’est l’idée ! » Elle ne voulait pas que l’admiration se portât sur elle mais sur ce qu’elle tâchait d’exprimer, qui était infiniment plus qu’elle-même.
L’alpiniste qui s’est gelé les pieds à l’Himalaya et qui en est mort finalement, cet alpiniste lui aussi, à sa manière, qu’est-ce qu’il allait chercher sur les sommets ? Pourquoi s’exposait-il à tous ces risques et à tous ces dangers ? C’est parce que, justement, il voulait connaître cette espèce d’ascèse de dépouillement dans la solitude, d’affrontement avec une difficulté merveilleuse, qui lui permettrait de contempler le monde sous un horizon nouveau. Il y a ainsi tout un cortège admirable d’aventuriers qui se risquent dans des passages difficiles, parce qu’ils veulent un contact vierge avec la nature qui leur permettra d’être dans un dialogue unique avec la Beauté.
On retrouve cela, d’ailleurs, dans tous les domaines. J’ai rencontré une femme qui avait dépassé la soixantaine, qui était paralysée totalement si bien qu’elle ne pouvait même pas se tourner dans son lit et qu’il fallait la nourrir à la cuillère et qui de plus était aveugle : paralysée depuis trente-neuf ans et aveugle depuis trente ans. D’ailleurs toute présente, parfaitement lucide, ayant gardé une mémoire intacte, même du nombre de mailles qu’il fallait pour un chausson de poupon ; et sa vieille maman qui l’avait reçue et qui veillait sur elle, tricotait sous sa dictée des chaussons pour les bébés de la maternité. Eh ! bien, cette femme si cruellement éprouvée était d’une sérénité parfaite.
Jamais elle ne se plaignait, sa conversation ne faisait jamais allusion à ses maux et, comme je m’en étonnais, j’en eus un jour la clé. Elle avait été atteinte de paralysie, qui était la poliomyélite évidemment qu’on ne connaissait pas à l’époque, elle avait été frappée soudainement d’une paralysie au moment où elle allait se fiancer et son fiancé, qui était un homme d’une très grande noblesse, comme vous allez le voir, ne l’abandonna pas pour autant.
Il se fit son chevalier servant, il lui rendait tous les services qu’il pouvait lui rendre. Il acheta une petite voiture – à ce moment-là il n’y avait pas encore d’automobiles – pour la conduire à la campagne et, finalement, au bout de neuf ans, elle devint aveugle et il l’épousa.
Eh ! bien, l’homme qui épousa ce bloc immobile paralysé des pieds à la tête et aveugle de surcroît, c’est évidemment qu’il avait découvert dans cette femme son unicité. Il avait vraiment joint son mystère, c’est vraiment elle qu’il aimait, et non pas une autre. C’est vraiment pour l’éternité qu’il la rejoignait dans son identité divine, c’est-à-dire qu’elle avait connu le plus grand amour qui puisse exister : quelqu’un l’avait reconnue, l’avait discernée et l’avait appelée par son nom.
Et, bien qu’il mourût bien avant elle – un jour, il mourut, en effet, subitement – et qu’elle dût rentrer chez sa mère qui seule était capable de l’accueillir, toute sa vie était donc emparadisée par la perfection et la générosité infinie de cet amour. Alors, elle avait eu plus que sa part de femme : tout ce que la vie peut donner à une femme, elle l’avait reçu et elle ne songeait pas à en demander davantage justement parce que, dans cet amour, elle avait eu la révélation d’elle-même. Il fallait qu’il y eût en elle, dans son âme, dans son esprit, dans sa vie intérieure une richesse incalculable et inépuisable pour qu’un homme se suffise de cette découverte et de ce dialogue d’âme à âme et de personne à personne.
Il y a d’autres découvertes qui sont encore plus élémentaires et Mary Webb – qui est morte en 1927 au Pays de Galles – nous en raconte une, admirable, dans ce livre qui s’appelle Sarn en français et Precious Bane en anglais où, avec un talent admirable, elle nous dépeint précisément le Pays de Galles, les mœurs du Pays de Galles, avec une compréhension, une sympathie et une faculté de peindre extraordinaire. Elle nous introduit dans ce monde étrange, protestant d’ailleurs, dans ce village où les gens ne vont jamais à l’église, mais où ils envoient leurs enfants. Et les enfants s’ennuient à subir le texte commenté par le pasteur, s’y ennuient tellement que, finalement, ils délèguent l’un d’entre eux, généralement le plus bête, pour qu’il assiste à la prédication et qu’il rapporte aux autres sur quel texte le pasteur a prêché pour qu’ils puissent dire à leurs parents : voilà, le pasteur a prêché sur tel texte.
Et, dans ce village, il y a une jeune fille qui s’appelle Prue, et cette jeune fille a un bec de lièvre. Elle est donc défigurée et cet accident congénital l’oblige naturellement à une certaine retraite : elle n’aime pas beaucoup se montrer.
Elle va de temps en temps à l’église où elle s’ennuie comme tout le monde et n’a aucune religion personnelle. Du moins elle le croit, bien qu’elle ait la religion de la terre. Elle aime la terre, elle lui fait rendre du mille pour cent, elle seule dirige tout le domaine car son frère est une brute parfaite qui a tué son père à coups de pied. Sa mère est une nouille, une chiffe incapable de rien décider. C’est elle qui porte tout sur ses fortes épaules, qui porte surtout la merveilleuse générosité de son cœur.
Elle travaille comme dix hommes et le domaine fructifie sous sa direction, et les fleurs poussent, et les moissons donnent du mille pour cent, et les arbres se couvrent de fruits. Et, lorsqu’elle a travaillé comme dix hommes, elle s’en va dans son cellier où les fruits achèvent de mûrir sur les étagères, elle en respire les parfums, elle regarde la campagne qui dévale sous ses yeux, elle file, elle écoute. Et voilà qu’un jour elle a l’impression qu’une créature toute de lumière est venue de très loin pour nicher dans son cœur. Et c’est tellement merveilleux ! Elle ne lui donne aucun nom, elle est prise tout entière, elle écoute, elle s’oublie, elle se perd en elle, elle est tout effacée dans cette lumière, elle est comblée.
Chaque fois qu’elle remonte à son cellier, elle a l’impression que, peut-être, cette visitation pourrait se reproduire. Elle se reproduit en effet. Elle en est tellement heureuse qu’elle bénit son infirmité car, dit-elle : » Si je n’avais pas eu ce bec de lièvre, jamais je n’aurais entendu cette voix qui vient d’au-delà du silence « .
Il est impossible de percevoir et de revivre cette expérience sans comprendre qu’il s’agit du Dieu vivant.
Bremond nous raconte une expérience plus catholique, mais faite exactement dans les mêmes conditions, par une bergère du 17ème siècle, qui paraissait idiote à force d’être silencieuse et qu’une noble demoiselle qui connaissait son catéchisme sur le bout du doigt prend en pitié, en se disant : » La pauvre fille, elle ne doit rien savoir du bon Dieu, je vais essayer d’entreprendre son instruction. » Et comme elle s’approche de la bergère, qu’elle lui propose de lui enseigner le catéchisme, la petite bergère lui dit : » Mademoiselle, pourriez-vous m’apprendre à terminer mon Notre Père car, chaque fois que je commence, que je dis Notre Père et que je pense que Celui qui est là-haut veut bien être le père d’une pauvre petite créature comme moi, j’éclate en sanglots et je passe ainsi tout le jour en pleurant à garder mes vaches « . Alors la demoiselle comprit que la petite bergère en savait infiniment plus qu’elle sur le vrai Dieu, puisque le seul mot de Père, de Notre Père, évoquait en elle une telle émotion qu’elle ne pouvait retenir ses larmes et qu’elle passait tout le jour dans l’émerveillement de cette Présence divine qui était la respiration de son âme.
Elle aurait pu dire, d’ailleurs, non seulement Notre Père, mais Mon Père, comme nous ne sommes pas seulement ses fils, mais chacun son fils ou sa fille. Comme les parents ne voient pas leurs enfants en série, Dieu ne nous voit pas en série et chacun de nous a un visage unique, irremplaçable, chacun de nous reçoit de Dieu une confidence qui ne s’adresse qu’à lui et que lui seul peut transmettre aux autres. C’est pourquoi chacun de nous est nécessaire à l’équilibre du monde, nécessaire à la révélation totale de Dieu.
Il s’agit donc de découvrir pour nous la ligne qui définit nos tendances les plus profondes afin que, dans le désert de la vie, nous puissions chaque jour rencontrer le puits de Jacob et la source qui jaillit en vie éternelle.
A un prêtre que je voyais pour la première et dernière fois et qui me demandait un mot pour son voyage, je dis : » Que Dieu vous soit neuf chaque matin ! »
Il le faut car, si Dieu n’est pas neuf chaque matin, s’il n’est pas une rencontre toute neuve qui nous émerveille, qui suscite notre enthousiasme et qui ranime notre passion, il sera du déjà vu, nous tournerons dans le cercle des gestes stéréotypés et il nous ennuiera et c’est en dehors de lui que nous chercherons l’épanouissement de notre sensibilité.
Il faut donc que ce que nous aimons le plus naturellement, le plus passionnément, devienne pour nous spontanément l’axe de notre religion personnelle : la science pour les savants, ses malades pour le médecin ou pour une infirmière, ses enfants pour une mère, sa fiancée pour le fiancé, son laboratoire pour un chercheur, le visage de la terre pour un géologue, la carte du ciel pour un astronome, les hautes Alpes pour un alpiniste ou la danse pour une danseuse, le théâtre pour un acteur. Peu importe, mais il faut que ce qui fixe notre attention, ce qui nourrit notre émerveillement, ce qui sans cesse rajeunit notre découverte du monde, que cela soit précisément l’axe de notre religion personnelle.
Une religieuse enseignante m’avouait que c’est son amour pour une de ses élèves qui lui avait révélé les plus hautes dimensions de la vie spirituelle. Justement, elle vivait dans une sécheresse impersonnelle, dans une religion communautaire et c’est dans cette maternité à l’égard d’un être très doué mais très difficile, en se dépensant pour elle, qu’elle a senti en elle une maternité, toute une richesse de dons qu’elle n’aurait jamais soupçonnés si cette rencontre ne s’était produite et si elle n’avait pas dû vivre la vie de cette enfant pour l’aider à se découvrir elle-même.
Mais justement, puisqu’il s’agit d’une religion personnelle, d’une religion qui est unique, qui correspond à une vocation unique et à une révélation unique, personne ne peut la découvrir à notre place.
Gardez-vous de penser que, parce que vous êtes religieuses, vous soyez uniquement assujetties aux exercices communautaires, aux prières de règle, aux méditations en forme. Tout cela, bien entendu, il s’agit de l’accomplir et parfaitement en raison même de votre mission ecclésiale, mais cette mission ecclésiale vous ne pourrez l’accomplir, avec toutes les fibres de votre être et dans un continuel renouvellement, que si vous avez votre religion personnelle.
Le Père Sertillanges recommandait, dans sa Vie Intellectuelle entre autres, d’avoir toujours un album d’art ouvert devant soi dont on tournerait chaque jour une page : une page de Michel-Ange, une page de Raphaël, une page de Donatello, une page de Rodin, une page de Bourdelle, de Praxitèle, peu importe. Et il pensait que d’avoir ainsi chaque jour en face de soi un chef-d’œuvre que l’on regarde sans effort, sans se fatiguer, chaque fois qu’on entre dans sa chambre, pouvait être, même inconsciemment, un aliment et une sorte d’incantation de la beauté qui pouvait susciter une source. Je pense que c’est très bien. C’est un des moyens, ce n’est pas le seul, il y en a autant qu’il y a de journées, autant qu’il y a de minutes dans la journée, autant qu’il y a de nuances dans la lumière.
C’est une prieure qui me disait qu’elle avait entraîné après Matines une de ses novices dans sa cellule pour lui montrer la splendeur du ciel car, disait-elle, si nous qui aimons Dieu nous ne sommes pas sensibles à la beauté des oeuvres de Dieu, qui donc lui rendra la louange de ses oeuvres ? Elle pensait que l’office, c’était très bien, mais que la carte du ciel, ce n’était pas moins bien et que la novice qui venait de réciter les psaumes dans un exercice communautaire, ne devait pas perdre l’occasion de dépenser son pouvoir d’émerveillement en face du ciel étoilé.
Quand, donc, les exercices de la communauté vous ennuient n’en ayez aucun souci. Un jeune bénédictin, qui était tout frais émoulu de son noviciat, tout enthousiaste de l’office et de la liturgie, disait à un vieux chartreux toute sa joie de l’office divin, et le vieux chartreux, qui était d’ailleurs un des grands saints de l’ordre, lui disait : » Eh ! bien, pour moi, c’est du sable dans la bouche. » Il y passait pourtant six heures dans une fidélité parfaite. Mais quoi ? ce n’était que l’aridité du désert.
Il peut arriver que, justement, parce qu’ils sont déjà vus, parce qu’ils sont stéréotypés, parce qu’ils ne s’adaptent pas exactement au mouvement de notre âme, les exercices communautaires nous deviennent à charge. Il ne faut pas les délaisser pour autant, bien au contraire, mais il faut trouver notre source personnelle qui donnera à Dieu un visage vivant. Car si Dieu ne renouvelle pas chaque jour notre puissance d’enthousiasme, nous chercherons ailleurs un visage vivant et nous nous détournerons de lui.
Ça ne veut pas dire, d’ailleurs, que les autres visages ne puissent pas être le chemin vers Dieu, tout au contraire, et je ne comprends pas que la mère qui baigne sa petite fille et qui ne cesse de me dire combien c’est beau, combien ce corps est harmonieux, qu’elle ne se lasse pas de s’étonner que ce corps se soit formé dans sa perfection et dans son harmonie, qu’il se soit formé en elle, je pense que, si ce n’est pas ça une prière, où serait la prière de cette mère ? C’est le cri même de la Genèse : Dieu regarda son oeuvre et il vit que c’était bon et que c’était très bon.
Donc, toutes les voies sont possibles, à condition qu’on aille jusqu’au bout : qu’on aille jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à Dieu, jusqu’à l’infini, qu’on ne gâche rien, qu’on ne profane pas son désir, qu’on ne profane pas son admiration et son amour.
La tentation est de se contenter de succédanés, de se gargariser avec des mots, de ne pas payer le prix de l’ascension. Le saint le plus grand de la Chrétienté, qui est saint François d’Assise, était l’ambition faite homme ; il n’a rêvé que de s’illustrer sur les champs de bataille, que de quitter sa condition de bourgeois et de fils de marchand pour devenir un grand seigneur pour épouser la plus belle princesse du monde et, s’il a renoncé à la gloire militaire, c’est parce qu’il la trouvait trop légère pour lui.
Dans la vision de Spolète, ce qui l’a ramené en arrière, c’est justement la pensée qu’il allait être le domestique d’un domestique et que c’était trop peu pour lui : » François, lequel vaut le mieux, d’être le serviteur du maître ou le serviteur d’un serviteur ? » Il allait en effet dans le sud de l’Italie pour prendre part à la grande guerre qui opposait le pape et l’empereur et il allait faire ses armes, lui qui n’était qu’un commerçant, sous les ordres d’un capitaine qui était lui-même au service d’un prince. Il serait le domestique d’un domestique : le jeu n’en valait pas la chandelle. Or c’est parce qu’il ne voulait pas renoncer à son désir, parce qu’il le garde vierge, parce qu’il le poursuit dans toute son ampleur qu’il finira par découvrir la grandeur à laquelle il est promis, et qu’il verra que c’est dans le règne de la Pauvreté qu’il conquerra la gloire dont il ne cessa de rêver.
Eh ! bien, nous sommes pareils : c’est notre passion fondamentale qui deviendra le tremplin de l’élan le plus haut. Un poète anglais a dit ce mot magnifique, génial : » Les vertus ne sont que des passions ordonnées. » Les vertus ne sont que des passions ordonnées, et les vices ne sont que des passions en désordre. Il ne s’agit pas de tuer la passion, mais de l’harmoniser. Tuer la passion, c’est tuer l’homme. On ne peut pas faire la musique sans les vibrations sonores. Les vibrations sonores peuvent être du bruit, mais c’est avec les mêmes vibrations qu’on fait la musique. Seulement, dans la musique, on calcule les intervalles et on harmonise les intervalles. Et c’est cette harmonie des vibrations sonores qui nous donne cette prodigieuse impression de silence.
Eh ! bien, de même qu’on ne peut pas faire de la musique sans recourir aux vibrations sonores, on ne peut pas élever l’homme et on ne peut pas réaliser la sainteté sans passions. Il s’agit, bien entendu, de les purifier de toutes limites, de les enraciner dans la Lumière divine, de les poursuivre jusqu’au niveau du cœur de Dieu, mais c’est en empruntant justement à ce fond passionnel que toute grandeur se réalise. Nous n’avons pas d’autres énergies dans la vie que ce fond qui est identique avec l’inconscient, que cet océan d’impulsions d’où émergent nos passions essentielles et qui fournissent à toutes nos activités qui pourront se produire tous les chefs-d’œuvre si la passion s’unifie, s’épure de ses limites, devient transparente à Dieu et va jusqu’à l’infini pour se réaliser au niveau de son cœur.
Précisément, les passions sont dangereuses quand on les réalise à moitié. Plus dangereuses encore quand on veut les étouffer. Elles deviennent créatrices quand on les poursuit jusqu’au bout, comme saint François a été jusqu’au bout de son appétit de grandeur et est devenu ce saint dont nous aurons l’occasion d’écouter plus profondément les leçons.
Il n’y a donc pas d’opposition entre la vie profane et la vie religieuse. Il n’y a pas de vie profane : toute vie est sacrée, toute vie est appelée à être consacrée, toute vie est appelée à passer à la sainteté, tous les chemins conduisent à Dieu, il n’y a pas de goût qui ne puisse être purifié, il n’y a pas de tendance qui ne soit définitivement mauvaise, car au fond de toutes les tendances, comme nous l’avons vu, il y a le désir de valoir, qui ne pourra se satisfaire que dans la rencontre avec la valeur suprême qui est le Dieu vivant.
Cela est donc essentiel pour la conduite de notre vie, et à plus forte raison pour la conduite des autres. Combien d’enfants ont été gâchés dans les orphelinats, dans les collèges, dans les pensionnats, parce qu’on leur a donné une religion communautaire dont on les a saturés jusqu’à la nausée, on ne leur a jamais donné une religion personnelle. Alors, ils ou elles ont eu l’impression que c’était une sorte de noviciat destiné à la vie monastique ou religieuse, que c’était essentiellement étranger au monde où ils devaient faire leur vie et que la première chose à faire, c’était de la laisser tomber dès qu’on n’était plus sous le regard des religieux ou des religieuses.
Il faut, au contraire, offrir au monde notre part de créativité. Le monde condamné par l’Évangile c’est nous-même, en tant que nous collons à nous-même. Nous sommes appelés à compléter la création dans le partage et l’amour.
Il s’agit donc de ne se refuser à aucune source : ni la science, ni l’art, ni la musique, ni la beauté, ni la nature, ni la tendresse humaine, à condition que cela soit ordonné dans la lumière, que tout cela s’enracine en Dieu et finalement se perde en lui.
Dieu n’a pas cessé de m’enthousiasmer, précisément, parce qu’Il est chaque jour pour moi, et non pas seulement chaque jour mais à chaque heure du jour, un Dieu tout neuf. S’il ne l’était pas, s’il avait le goût du déjà vu, je serais comme tout le monde, je chercherais ailleurs de quoi combler mes désirs. Mais en lui, précisément, on retrouve tout : tout l’univers, toute l’humanité, toute la beauté du monde, toute la joie de la création, comme saint François le montrait lorsqu’il a chanté le Cantique du Soleil.
Et n’est-ce pas la plus grande leçon, que ce suprême contemplatif, crucifié par les stigmates, ait voulu rencontrer sa sœur la mort en entendant chanter le Cantique du Soleil.
Il n’y a aucune opposition et l’Église, justement, dans cette adorable messe qui s’appelle la messe du Rosaire, nous donne le plus beau programme d’une religion personnelle : elle nous dit en reprenant un texte de l’Écriture :
Florete flores : fleurs, fleurissez et donnez votre parfum,
Offrez la grâce de votre feuillage et la louange du cantique,
Et dans ses oeuvres, bénissez le Seigneur (Si 19, 13-14)
Il faut faire fleurir les fleurs, il faut donner à la vie toute sa beauté, il faut être un sourire des pieds à la tête, il faut que l’état de grâce nous rende gracieux, il faut que la vie soit plus belle à cause de nous, il faut qu’à travers nous on devine que Dieu est, comme le disait saint Jean de la Croix, » la musique silencieuse » et qu’à cause de cela, il ne faut pas empêcher la musique.
Maurice Zundel
Retraite aux franciscaines,
Ghazir, Liban, en septembre 1959
1er jour : deuxième méditation.
Publié dans Silence, parole de vie, p. 25