La tentation

 

Jésus tenté au désert

Maurice zundel,
DAR EL SALAM, 1965
(Notes non revues par le Père)

La tentation tire ses origines et sa puissance de notre vocation d’être. Nous sommes libres, c’est-à-dire qu’il y a en nous une capacité et un appel à ne pas subir notre existence.

On dit communément que l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’homme est appelé à se dépasser dans la mesure où il se remet en question, dans la mesure où il a ajoute à son être une dimension qui ne lui a pas été donnée dans cet être préfabriqué qu’il a reçu à sa naissance. Et c’est la seule possibilité de nous récupérer sur une existence que nous n’avons pas choisie.

Si nous étions enfermés dans le déterminisme de notre naissance, il n’y aurait pas de problème puisqu’il n’y aurait pas d’homme.

Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: C’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation.

Des deux premiers, le plus important est l’étage physiologique pour la bonne raison que notre biologie est ouverte. Il y a sans aucun doute une vie végétative mais il y a une quantité de démarches, comme de se mouvoir, de marcher, etc., une quantité d’actes qui exigent notre initiative: ces actes ne se déclenchent jamais seuls, ils requièrent de notre part un choix et une initiative. Pour que notre biologie puisse accomplir toutes ses fonctions, elle a besoin du concours de notre personnalité, c’est-à-dire qu’elle a besoin de motifs que nous nous donnons. Cette physiologie fonctionne avec une espèce d’automatisme et nous y sommes accrochés de toutes nos forces. Mais nous sommes un être de trois étages. Il y a toute une littérature qui en parle. Cette littérature existe parce que nous sommes faits de trois étages.

Comment la tentation va-t-elle s’insérer, comment va-t-elle se loger dans la fusée à trois étages? Evidemment sans le savoir, du moins sans que nous en soyons conscients. C’est cette vocation d’infini qui est notre vocation suprême. Nous voulons accéder au domaine de l’esprit, ce domaine que nous ne voulons pas limiter. Nous voulons donner à notre vie une ampleur illimitée mais, comme nous ne sommes pas encore des personnes, cette capacité d’infini va se déployer au niveau des deux étages physiologique et psychologique.

Comment est-ce possible? C’est possible en raison précisément de notre cosmicité, c’est-à-dire qu’enracinés dans l’univers, nous sommes envahis par toutes les énergies de l’univers et, comme toutes ces énergies sont indéfinies, elles pourront nous donner l’illusion d’avoir accès au niveau des deux étages, d’avoir réalisé une vie immense et infinie, c’est-à-dire que nous allons être entraînés à croire que nous avons réalisé une vie infinie alors que nous sommes gonflés par les énergies de l’univers.

C’est cela qui constitue notre existence placentaire. Qu’est-ce qu’on entend par une existence placentaire ? C’est que nous sommes des embryons reliés à l’univers par toutes nos forces physiologiques qui nous communiquent leur vertige. Dans cette existence placentaire, cette conscience cosmique, chacun de nous s’attribue une importance incommensurable. Bien entendu, cette conscience ne peut pas réaliser, ne peut pas actualiser notre capacité d’infini. C’est une manière de nous faire croire que nous sommes quelqu’un en nous donnant l’apparence de l’être. C’est en somme un rêve d’être.

Il faut comprendre le jeu tragique de la tentation qui est une tentative avortée de grandeur, d’infini. Elle n’a de prise sur nous qu’en raison de notre capacité d’infini et elle nous entraîne en raison de notre cosmicité, de notre existence placentaire, c’est-à-dire que la tentation finalement aboutit toujours dans la mesure où nous trouvons une survalorisation de nous-même. Elle aboutit à une auto-adoration, à une idolâtrie de soi-même, une idolâtrie pour soi et de soi, dont Narcisse est le prototype légendaire: se regarder, s’admirer, tourner autour de soi, se gargariser de ses propres qualités. Et Amiel en est encore une autre illustration parfaite.

Un homme peut donc se suffire de cette manière dans cette auto-idolâtrie : pour jouir de soi, il n’a besoin que de lui. C’est un phénomène assez rare. On a en général besoin des autres. Lady Macbeth en est encore un type féminin, qui s’adore.

Il y a naturellement une multitude de survalorisations : guerrière, artistique ou industrielle, etc., etc. Les grands conquérants comme Alexandre, César ou Napoléon sont des illustrations de la survalorisation guerrière. Ce sont des hommes qui se sont survalorisés activement, qui ont voulu donner la preuve de leur grandeur pour imposer aux autres le sentiment de leur valeur. Mussolini était un anarchiste qui ne supportait pas le pouvoir chez les autres et il a pris le pouvoir pour ne pas être dominé par les autres.

Il y a dans le type de l’homme artistique d’immenses créateurs comme Michel Ange, Goethe, Gide, des hommes qui, chacun à sa manière, ont fait d’immenses efforts pour atteindre à la grandeur à laquelle ils se sentaient appelés. Il voulait imposer aux autres une admiration.

Il y a encore les hommes qui prennent le pouvoir pour assouvir leurs ressentiments comme Caligula, Néron et Ivan le terrible dont la jeunesse a pu être défavorisée et qui, ayant été abaissés, trouvent leur joie à avilir les autres pour affirmer leur puissance.

Il y a d’autres formes d’avilissement dont le plus universel est la survalorisation de l’amour charnel, qu’il soit incarné dans Phèdre ou Sapho (homosexualité). Cette survalorisation affective est quasi universelle, elle se trouve dans tous les états amoureux et suppose un pouvoir cosmique incommensurable. Car il est évident que l’état amoureux n’est pas concevable sans cette intervention des forces cosmiques qui aveuglent et communiquent le sentiment d’être l’origine et le commencement, le cœur de l’univers.

De toute manière, il est évident que toutes ces formes de valorisations viennent du fond cosmique que nous avons en nous et qui fait de nous des morceaux d’univers. Il ne faut donc pas sous-estimer la tentation puisqu’elle s’insère dans cette tentative d’exister et qu’elle provient de l’être préfabriqué que nous avons reçu au moment de notre naissance.

Si la tentation est bien dans son essence ce que nous venons d’esquisser, on comprend qu’il faille la prendre très au sérieux, qu’il faille s’efforcer de la comprendre si on veut la désarmer. elle se présente avec des rêves de grandeur, d’où cet immense pouvoir. La tentation nous empêche, quand nous y cédons, d’exister au sommet le plus haut de nous-même.

Nous devons construire le troisième étage de la fusée. Ce qu’on doit faire, c’est un exercice permanent de lucidité. Si je prends conscience de moi-même, si je me rends compte que je suis gonfle de narcissisme, il serait du dernier ridicule de me prévaloir d’un être qu’on se borne à subir.

Si l’artiste veut créer quelque chose de valable, il ne pourra le créer qu’en sortant de sa biologie. S’il demeure dans sa biologie, il ne pourra rien créer parce qu’il exprimera sa pesanteur, sa dépendance. Il ne peut être la suggestion d’un infini que dans la mesure où il s’efface dans une communion avec cette Présenceunique qui est la source et le foyer de notre être.

Un artiste porte vraiment le rayonnement de la Présencedans laquelle il est devenu une source et une origine et il communique aux autres cette Présencequ’il a trouvée dans un dialogue d’amour. C’est ce qui fait dire à Flaubert:  » Il s’agit de devenir quelqu’un« . Si un homme admire son oeuvre, il peut lui arriver même de ne plus comprendre son oeuvre. Là encore, l’artiste doit dégonfler. Il peut rester longtemps sans inspiration et revit les heures étoilées où il était en contact avec la source infinie. Cela, les artistes en ont le sentiment quand ils se sentent devenir stériles. Dans le chemin de la création, il faut toujours être en contact avec la source et on ne peut y rester que dans la mesure où on s’efface en elle.

Dans la tentation sexuelle, où l’attraction cosmique devient irrésistible jusqu’à ce que le résultat voulu par la nature soit atteint et que l’envoûtement s’envole en fumée, dans cette tentation, il est très important d’avoir une prise de conscience. Il est important de construire le troisième étage. Alors, cette attraction prendra un visage d’enfant et ce pouvoir de créer l’homme se révélera dans sa dimension sacrée en face de cette troisième personne dont le germe nous a été confié. C’est la vie personnelle de l’esprit qui est remise entre nos mains.

Nous avons à nous réinventer, à nous transformer pour que tout notre être puisse vivre dans un espace de liberté souveraine. La lucidité est donc un exercice à renouveler constamment. Nous sommes là à la croisée des chemins, nous sommes là au coeur de cet appel à exister. si nous nous exerçons à être lucide, nous ne tomberons jamais dans le panneau, nous ne serons jamais victimes de la tentation.

Le Pape saint Grégoire distinguait dans la tentation ce qu’il appelle la proposition, la délectation et le consentement. Elle peut être une simple proposition: cette femme est belle, cet homme est beau, je pourrais le ou la désirer. tant qu’il ne s’agit que d’une proposition sans aucune sorte de complicité, tant que le problème se pose comme une possibilité sans que nous soyons accroché dans un sens ou l’autre, la tentation n’est pas vraiment réelle parce qu’elle ne déclenche pas un conflit. la délectation signifie que la proposition faite, nous sommes inclinés à la réaliser et nous n’avons qu’à refermer notre étreinte mais notre volonté ou notre responsabilité n’est pas encore en cause. Il n’y a de tentation réelle que si nous atteignons le troisième stade: notre responsabilité ne sera vraiment engagée que dans la mesure où nous aurons donné lucidement et librement notre consentement.

Nous serons alors enfermés dans un guet-apens ontologique sous prétexte d’être. Nous aurons refusé l’être pour l’apparence de l’être.

Et, bien entendu, nous serons la première victime et le monde entier avec nous puisque nous aurons refusé de décanter notre énergie cosmique et nous aurons refusé de créer un monde intelligent, oblatif.