Maurice Zundel
Extrait de la retraite aux religieuses de l’Oeuvre Saint-Augustin,
à Saint Maurice (Valais), en Suisse, en 1953
Publié dans Avec Dieu dans le quotidien, Éd. Saint-Augustin
Chaque rencontre d’amour vrai a valeur d’infini et est créatrice d’éternité.
Si vous voyez les coqs se battre dans un poulailler, vous pouvez bien avoir pitié des coups qu’ils se donnent et de la mort probable de l’un des deux, mais vous n’êtes pas scandalisées comme d’une faute morale. Vous savez que deux coqs ne peuvent se supporter. De toute façon, le coq sera mangé, alors qu’il se tue ou qu’on le tue, cela revient au même.
Il n’en est pas de même pour l’homme, parce qu’il engage dans son action plus que lui-même, il engage toujours l’infini. Ou bien il exprime l’infini et le laisse transparaître ou il le blesse, le voile et l’exile. C’est en raison de cette présence de l’infini que l’acte humain est quelque chose d’extrêmement sérieux.
J’ai déjà fait allusion à ce drame d’une femme qui avait quitté son foyer, pour raison de santé, et qui le retrouve dévasté par un autre amour. Son mari n’avait pas supporté la solitude. II avait été consolé par une jeune fille qui avait eu pitié de sa solitude et son coeur s’était détourné de sa femme. Mais cette jeune fille, qui avait pris la place de sa femme et à qui il avait découvert qu’il avait des griefs contre elle, s’est sentie la vocation de le comprendre. Et c’était si beau, cet homme malheureux que son coeur comprenait que, de fil en aiguille, il y a eu un enfant entre eux. II y a eu un avortement, car comment voulez-vous mettre un enfant au monde dans des conditions pareilles ? On a cru que ce n’était pas un drame, parce qu’on était heureux. Il y avait bien la première femme, mais on n’y pensait pas.
Puis, tout à coup, un craquement. La jeune fille qui a tout accepté, qui s’est chargée d’un avortement, s’aperçoit que son ami devient indifférent, et finalement, il la laisse tomber. II y a alors un changement extrêmement émouvant chez cette femme qui devient avide de se venger et de piétiner cet amour pour lequel elle a tout sacrifié, son rang, sa famille, sa mère.
Et voilà qu’à son tour, elle est lâchée. C’est alors qu’elle comprend que l’amour la cherchait elle-même et qu’au fond, ce qu’elle avait cru tenir dans cet amour, c’était justement l’échange de son âme. Elle a cru que c’était cela, elle s’aperçoit que non et qu’il y a un enfant mort entre eux deux, avec le sort de cette âme. Qu’est-il devenu, cet enfant ? Comment l’atteindre ? C’est alors qu’on voit que l’acte humain ne finit jamais : on ne peut faire un acte humain sans viser jusqu’à l’infini.
Dieu ne peut être connu qu’à travers une présence humaine, mais qu’il faut ouvrir, qui doit rester transparente pour le communiquer. Tout acte humain est la recherche de Dieu, de l’infini, même s’il l’ignore.
Et c’est pourquoi, comme je le disais ce matin, la grande affaire, c’est de retrouver la Présence, de retrouver le visage pour lequel tout acte humain est posé.
Je voudrais souligner le caractère infini de tout acte humain, pour que nous comprenions que le détachement n’est qu’un immense amour. Il ne s’agit pas pour nous de nous détacher de la création telle que Dieu l’a conçue, ni de nous détacher des êtres confiés à notre amour. Il s’agit de les aimer infiniment.
Le sens de la pauvreté en esprit, c’est d’aimer les créatures comme Dieu les aime, de participer par cet amour au geste créateur de Dieu et de ramener les créatures à Dieu.
Il ne faut pas que nous soyons en conflit avec le Créateur, avec l’humanité, et que nous imaginions une espèce de jalousie entre Dieu et l’humanité, comme si Dieu ne pouvait pas souffrir qu’on aime la création.
On pèche, non pas parce qu’on aime la créature, on pèche parce qu’on ne l’aime pas assez. Si cette femme avait aimé cet homme à fond, et si cet homme avait vraiment aimé cette femme, ils n’auraient pas dévasté ce foyer, où il y avait une femme et des enfants, ils n’auraient pas mis en route une vie qu’ils devraient tuer, ils n’auraient pas abouti à cette deuxième catastrophe.
Si l’on n’aime pas infiniment, le coeur ne peut pas être comblé.
Vous pouvez manger quelque chose de succulent en esprit de don. La sobriété chrétienne ne consiste pas à mépriser les créatures, mais à prendre toute créature, avec toutes ses dimensions. Car enfin, le pain et le vin, ce sont les cadeaux de son amour, des choses qui sont pleines de la bonté, de la tendresse de Dieu, et il faut les prendre avec cette dimension d’amour.
Il est clair que si vous recevez un cadeau de quelqu’un qui vous aime, il est revêtu de l’amour de l’être qui vous le donne. Un cadeau, c’est un signe, un symbole, un sacrement de l’amitié, et tout ce qui fait la matière du cadeau, c’est que, dans le cadeau, il y a un coeur qui s’exprime et qui se donne. Un cadeau, nous le gardons précieusement, parce qu’à travers le livre qui nous a été donné, nous voyons le visage de la tendresse, de l’amitié, et c’est cette dimension qui fait la valeur du cadeau.
La vision chrétienne de l’univers, c’est cela. Le vin, le pain, la tarte aux fraises, ce sont des symboles de l’amitié divine ; et la tarte aux fraises, si vous la mangez en y mettant toute la joie de sa beauté, de sa saveur, vous fait communier à travers elle. J’ai autant de dévotion à manger ma soupe qu’à célébrer la messe, parce que nous sommes toujours à la table du Seigneur et que c’est de sa main que nous recevons cette nourriture qui est le symbole de son amour.
La sobriété chrétienne, c’est de faire de chaque chose un acte d’amour. Chaque acte, celui de manger, de boire, celui de soigner les corps, celui de célébrer la messe, devient un geste liturgique, un geste infini, éternel.
Il n’est pas du tout chrétien de mépriser les choses, et vous pouvez trouver une jubilation à boire un vin excellent, parce que vous sentez qu’il y a là tout le travail de l’homme et tout le don de Dieu. Cet acte n’est pas bestial.
L’amitié est un acte infini. Le sens de la vertu, c’est de traduire dans chaque action cette dimension infinie qui en fait un don, une action de grâce. C’est le sens de la pauvreté franciscaine. Si saint François d’Assise est incapable de posséder, c’est qu’il est incapable de mettre le monde dans sa poche, parce qu’il l’assume dans son coeur, parce qu’il voit, dans un caillou, le don de la sagesse de Dieu, et ce caillou devient précieux comme le cadeau de l’Ami divin.
II ne s’agit pas de mépriser le monde, mais de l’aimer infiniment, comme il faut aimer les autres infiniment. Quand on les aime infiniment, on ne les brime plus, parce qu’ils sont trop grands. Ce qu’on voudrait, c’est qu’ils grandissent encore, qu’ils aillent jusqu’au bout de leur vocation. Nous ne pécherons jamais parce que nous aimons trop, nous pécherons dans la mesure où nous n’aimons pas assez, où nous n’aimons pas comme Dieu, de cet amour généreux qui donne et qui enrichit les autres du don même qu’il accomplit.
II ne s’agit pas de mortifier la vie, mais de vivifier la matière, de tout vivifier : de la vie même de Dieu, comme l’Eglise le fait quand elle sanctifie l’eau, le cierge, l’encens, la moisson : le métier, les objets qui vont servir à l’homme sont revêtus de sa bénédiction, d’une dimension éternelle qui les fait entrer dans le Royaume de Dieu.
N’ayons pas le sentiment que Dieu est jaloux de la créature, au contraire. Dieu ne se révèle jamais qu’a travers sa création, et nous devons l’achever pour qu’elle devienne toujours mieux l’ostensoir de Dieu. » Toute réalité chante et rien d’autre ne chantera « .(Coventry Patmore) Et, nous l’avons vu dans le miracle de Cana, Dieu ne se révèle que par la transfiguration de l’univers.
Pour le chrétien, la pauvreté n’est pas le mépris des choses, mais l’amour personnel de toute réalité vue à travers Dieu qui la donne pour qu’elle devienne une Présence que l’on ne peut percevoir que par un geste d’amour.
D’ailleurs, c’est si vrai que saint François, qui était tellement jaloux de la pauvreté, tellement irréductible sur ce point, c’est si vrai que saint François a glorifié dans le Cantique du Soleil toutes les créatures. Pour lui, le monde est transfiguré par l’amour. C’est ce monde qu’il chante jusque dans la mort.
Si chaque acte humain a une portée infinie, si chaque geste a une portée royale et une ampleur divine, cela veut dire aussi que chaque acte débouche dans l’éternel et a une valeur d’éternité. II a une importance immense.
Nous sommes toujours tentés de dire : » Demain, je ferai cela. Demain, je penserai à Dieu. Demain, je ferai du silence en moi. Demain, ce sera le beau jour où j’entrerai dans ma vocation. Demain, je prendrai le chemin de la sainteté « . Mais ce n’est pas du tout le cas, parce que si vous attendez à demain, vous ne le ferez jamais. Si vous attendez à demain, vous croyez que la sainteté, c’est la lecture du Père Rodriguez , tandis que la sainteté, c’est vous, devenues le Royaume de Dieu, c’est vous divinisées par le don de vous-mêmes.
Justement, si nous voyons qu’il s’agit réellement d’une Présence, d’un échange de personne à personne, si nous voyons que chaque geste nous permet de communier à la vie divine, nous comprenons que l’éternel, c’est maintenant.
Une femme qui aime vraiment ne se dit pas : » Demain, j’aimerai mon mari, demain, j’aimerai mes enfants, demain, j’aurai le temps de penser à eux. « Mais c’est maintenant qu’elle les aime, parce que chaque travail est fait pour eux dans l’attente de leur retour.
C’est maintenant qu’elle aime et c’est dans chaque geste qu’elle s’engage tout entière. C’est exactement ce que nous avons à faire. II n’y a pas à attendre l’après-midi, c’est maintenant, c’est ici, c’est tout à l’heure au réfectoire, devant votre bureau ou vos machines. C’est là que Dieu vous attend, c’est là votre éternité, c’est là votre communion infinie, parce que chaque geste humain, s’il est le don de nous-même, est un geste créateur d’éternité. Il n’y a pas à attendre autre chose. Si vous mourez ce soir et que votre journée a été pleine de Dieu, vous serez dans l’éternité, parce que vous serez devenus vous-mêmes l’éternité, et c’est la seule manière de vaincre la mort, c’est d’éterniser le maintenant. Ici, maintenant, aujourd’hui, à la cuisine, en portant les plats sur la table, en récréation, devant vos comptes au bureau, c’est à chaque seconde que la vie divine vous appelle, qu’elle peut circuler à travers vous, se communiquer aux autres, pourvu que vous soyez attentives à l’immensité de la vie.
Dieu, ce n’est pas quelqu’un dont on parle, c’est Quelqu’un que l’on respire, que l’on communique par l’atmosphère qui émane de nous. Si vous êtes constamment en communion avec Dieu, cela se sent autour de vous. II n’y a pas d’action religieuse : c’est toute la vie qui est religieuse, toute la vie ou rien, toute la vie ou rien…
C’est pourquoi notre Seigneur, voulant nous inculquer la dignité infinie de notre vie, l’a vécue trente ans dans le travail manuel, dans un travail qui n’a rien de religieux en apparence, le travail le plus commun, et qu’il a rassemblé dans l’Eucharistie le pain et le vin.
Il n’en faut pas davantage pour communier à Dieu. Le travail, le repos, les rapports quotidiens des hommes entre eux, c’est cela la religion, pourvu que chaque acte soit revêtu de cette Présence divine et la communique.
S’il y a des moments où nous nous rassemblons à l’église, ce n’est pas pour nous séparer de la vie ; c’est le moment où, revenus du travail, on se met ensemble et on communie ensemble dans la tendresse autour de la table. Mais ce rassemblement à la chapelle, ce n’est pas pour faire une coupure dans notre vie, c’est pour mieux faire circuler la plénitude de cette vie.
Si nous pouvons mettre l’éternité dans chaque geste, alors nous vivrons dans la sérénité, parce que nous ne serons plus tourmentés, tendus vers un lendemain qui n’arrivera jamais. Nous bâtirons l’éternel et nous serons libres.
Il y a une Action catholique qui est de l’agitation et cela ne donne rien, parce que personne ne vit cette vie dont tout le monde parle, parce que personne n’en vit et que la vie divine ne peut se communiquer qu’à travers notre amour. Cette vie est complètement stérile.
Il est certain que le Seigneur nous révèle dans sa propre vie la dimension de notre vie, la dimension du monde, la grandeur de la créature pour nous inviter à y entrer comme des créatures qui savent que la plus infime réalité, un atome, est déjà un reposoir et une révélation de la Présence divine.
Il s’agit de revaloriser notre vie, chaque geste de notre vie et de le vivre comme une communion sans cesse renouvelée, car c’est à travers ces gestes accomplis par amour que le visage de Dieu va prendre tout son relief dans notre coeur et que nous le connaîtrons.
Car connaître Dieu, ce n’est pas se creuser la tête sur ses attributs ; connaître Dieu, c’est le rencontrer parce qu’il est né de notre coeur au coeur même de notre travail. C’est le sens du sacrement. Le pain deviendra le Corps du Christ, parce que toute la vie peut devenir la manifestation de la Présence divine.
Si nous apportons à chacune de nos journées ce sens de la valeur de la vie, chaque instant nous apparaîtra tellement précieux que nous pourrons nous y engager tout entiers. Chaque geste du chrétien est un acte royal, infini, éternel – et c’est ce qui fait toute la beauté de la vie divinisée, c’est qu’elle est tellement grande qu’on peut s’y engager tout entier. Elle est tellement belle, qu’il n’y a plus rien à engager au-delà.
Toute action est une hostie entre nos mains pour être transformée, par notre amour, au Corps et au Sang de Jésus.