Le Penseur, musée Rodin Paris. photo AndrewHome
Au fond de tous les problèmes avec lesquels nous sommes inévitablement confrontés, il y a le problème que nous sommes, et Zundel reprendra la formule de Rimbaud : «Je est un autre. »
L’homme, un objet préfabriqué ?
Qui est « je », dans cette affirmation qui semble à la portée de chacun : « J’existe » ? Est ce simplement une sorte de numéro comme celui de mon passeport qui distingue, dans une série homogène, la miette d’univers que je suis des mil¬liards d’autres qui constituent avec moi l’espèce humaine ? De fait, personne n’accepte d’être traité comme un numéro anonyme et interchangeable.
Ce refus est il justifié, est il autre chose que l’indice de cet attachement spontané qui rive tout être vivant à soi : comme en témoigne cette mouche qui se promène sur ma joue et qui esquive toujours, de justesse, ma main trop lente pour la saisir ? Tout vivant dans notre univers, aussi bien, se présente comme une autonomie, cernée d’innombrables dépendances, qui ne subsiste qu’à coups d’emprunt et qui doit perpétuelle¬ment se défendre contre tous les facteurs externes ou internes de désagrégation.
Il ne pourrait durer, en conséquence, s’il n’était lié à soi une complicité d’autant plus rigoureuse qu’il est plus distinctement conscient de soi. Tout psychisme est donc naturellement égocentrique, aimanté par ce qu’il éprouve être intérêt et incliné à le faire prévaloir autant qu’il le peut.
Cela veut dire qu’un réseau de déterminismes psychiques ou affectifs s’ajoute, chez tout vivant, aux déterminismes biochimiques qui l’enracinent immédiatement dans l’univers physique. Ce qui se vérifie au plus haut degré dans notre espèce, en raison même de notre complexité et des multiples appartenances qui donnent figure à notre existence. Notre « je » peut donc être simplement et il est effectivement d’abord un « ça » : la résultante et la pesanteur de tous nos déterminismes, physiques et psychiques, individuels ou collectifs.
Réduit à cela, il n’est rien de plus qu’un objet préfabriqué que nous nous acharnons d’ailleurs à demeurer, en nous identifiant avec lui dans un narcissisme passionnel qui nous entraîne à le subir, sans même songer à le mettre en question. Notre être nous échappe, ainsi, dans sa racine. Nous sommes pris dans un jeu dont nous ignorons le sens et que seul un appétit animal de vivre nous engage à poursuivre. A ce niveau, l’homme en nous n’existe pas encore. C’est à dire que le phénomène humain s’y manifeste comme un phénomène cosmique le plus compliqué de tous qui relève du même type d’explication physico-chimique que les autres et qui ne signifie rien de plus qu’eux.
S’il fallait s’arrêter à cette conclusion que patronnent nombre de savants hautement qualifiés comme au dernier mot sur l’homme, s’il était impossible de dépasser ce niveau, il n’y aurait plus de problème, puisqu’en réalité il n’y aurait strictement plus personne, chacun de nous s’expliquant totalement par la biologie moléculaire dont il serait tout entier le produit.
Dans cette perspective, responsabilité et dignité, liberté et inviolabilité, justice et amour ne seraient que l’écume d’une illusion à laquelle il serait temps de renoncer. Il n’y aurait que des combinaisons plus ou moins réussies d’énergies élémentaires dont nous serions l’inévitable manifestation, dans notre vision de nous-mêmes ou des autres comme dans nos com¬portements individuels ou collectifs.
Libération de l’homme par le don de soi à l’Autre
Que nous soyons, en effet, le plus souvent, l’expression camouflée ou non de nos impulsions biologiques est incontestable. Le fait de pouvoir en prendre conscience implique cependant la possibilité de ne plus nous identifier avec elles, d’amorcer une distance entre elles et nous et d’émerger, peu à peu, du « Je complice », que nous subissons, dans un « je autonome » en qui s’inaugure notre libération.
Cette libération suppose la perception ou tout au moins le pressentiment d’une valeur, dont la rencontre nous fait lâcher prise sur la possession narcissique de nous-mêmes, dans un retournement radical qui lui offre l’entière disposition de nous-mêmes. L’amour qu’elle suscite ainsi, en nous, nous la révèle comme un amour tellement libre de soi que sa présence s’atteste précisément en faisant sourdre notre liberté, dans un jaillissement de vie qui arrachait à saint Augustin ce cri d’admiration: « Vivante sera ma vie toute pleine de Toi. »
Le Je est un Autre, dont nous devons la formule à Rimbaud, est la plus brève et la plus parfaite expression de l’expérience créatrice qui nous affranchit de nos servitudes et de nos limites passionnelles, dans la mesure où tout notre être s’enracine et s’unifie dans cette relation à la Présence unique, « plus intime à nous-mêmes que le plus intime de nous-mêmes », qui est le seul chemin vers nous-mêmes, en nous offrant la seule chance de nous faire hommes.
Car l’homme, s’il est préfabriqué dans son être cosmique qui le rive à l’univers et l’accroche à sa biologie, ne l’est pas et ne peut pas l’être dans la dimension qui constitue sa valeur et dignité. Sous cet aspect, chacun de nous ne peut se réaliser qu’en avant de lui même, dans un ordre d’existence en sursis auquel il accède par le don de soi, où il naît à soi en s’échangeant avec l’Amour infini. C’est par-là que s’éprouve l’inépuisable actualité de Dieu, au cœur d’une libération qui ne s’accomplit qu’en référence à lui, comme c’est par-là qu’une religion authentique s’articule aux racines de la vie.
L’union à Dieu est la mesure de la communion aux hommes
Beaucoup d’hommes et de femmes, engagés dans le sacerdoce ou la vie conventuelle, s’interrogent sur le sens de leur mission dans le monde d’aujourd’hui.
Ne serait ce pas précisément de « se faire hommes » d’abord eux-mêmes pour aider les autres à « se faire hommes » à leur tour, en leur apportant le témoignage et la contagion d’une vie libérée par une continuelle respiration en Dieu ?
Les modalités d’insertion dans les milieux où ils sont appelés à servir se trouveront aisément si leur présence est à elle seule un ferment de libération, comme il est sûr que leur action sera privée de tout pouvoir créateur si elle ne laisse pas transparaître Dieu dans la désappropriation d’eux-mêmes.
Cela veut dire qu’il n’y a pas à opter entre le service de l’homme et le service de Dieu ou, plus profondément, entre l’amour de l’homme et l’amour de Dieu, puisque « se faire homme » authentiquement implique une ouverture sans frontières à l’homme, conditionnée par une radicale référence à Dieu.
Sans doute, prêtres et religieux ne sont pas les seuls à de¬voir assumer cette charge et cette promotion de l’humain, in¬dissociable de toute vraie rencontre avec Dieu. Tout chrétien n’est tel que par l’accomplissement, dans sa fonction propre, de la même mission. Il importe cependant, vitalement, aux prêtres et aux religieux comme à tous ceux qui se croient appelés au sacerdoce ou à la vie conventuelle de se convaincre, dans la période de « mutation » difficile où nous sommes, que leur union à Dieu est et sera toujours la mesure de leur communion avec les hommes.
Toute lumière, pour leur ministère, leur sera donnée dans une fidélité sans réserve à cet Amour qui attend chacun au plus intime de soi, en lui offrant la possibilité de joindre les autres dans la reconnaissance et le respect de la valeur infinie où se révèle déjà leur vrai visage : dans l’univers intérieur où chacun devient soi dans le même Autre.
Maurice Zundel
Article publié à Lausanne en 1969