La mort

Le problème de la mort, ne peut être envisagé réellement que d’un seul côté.  » Il s’agit de vaincre la mort « . Or on ne peut la vaincre ni dans le temps, la durée, puisqu’elle opère sans souci des jours, ni des âges, ni dans l’espace, puisqu’il n’y a pas de régions où elle n’opère pas.

Le problème se pose donc en dehors du temps et de l’espace. Et c’est là que vient se greffer notre expé­rience de la durée. Il y a en nous, deux sortes de durée :

1 ‑ La durée temporelle : exemple ‑ la parole qui meure et passe ‑ la note de musique, qui finit, le cœur, qui bat

2 ‑ La durée intemporelle : exemple – la pensée, qui demeure même quand la parole passe, le concert, qui commence en nous quand la note est finie, l’amour.

Et c’est cette expérience de la durée intemporelle expérience qui peut s’approfondir de plus en plus, qui est l’expérience fondamentale de la vie. Il faut certes, faire un effort de recueillement pour percevoir cette durée intérieure. Mais c’est à ce prix là que nous atteignons la réalité de la vie.

La réalité, c’est la pensée et non la parole, c’est la mélodie et non la note de musique, c’est l’amour et non le battement du cœur et c’est pour cela que, comme la pensée, la musique et l’amour, à titre d’exemples, sont au-dessus du temps, de même nous, en nous recueillant, nous sommes au-dessus du temps.

La vie éternelle est représentée par chacune de ces expériences que nous faisons. La vie éternelle n’est pas après la mort, mais elle est au-dessus, et nous attei­gnons à la vie éternelle chaque fois que nous nous recueil­lons pour nous élever au-dessus du temps.

La mort est sur la ligne du temps ‑ elle est temporelle L’immortalité est en dehors de la ligne du temps ‑ elle est intemporelle.

Et c’est justement la vocation de l’esprit humain de pouvoir vaincre le temps. La preuve en est que c’est l’esprit seul qui sauve le passé de l’oubli et de la mort. Si le passé, le temps passé, vit encore, c’est grâce à l’esprit humain. C’est l’esprit humain qui, en se le rap­pelant, le sauve de l’oubli et de la mort.

Mais ce n’est pas seulement le passé qu’il faut sauver, c’est le présent et l’avenir, en se maintenant, justement, au-dessus de la marche mathématique du temps.

La tendresse d’une mère n’a aucun rapport avec le temps, elle est donc au-dessus du temps, elle est donc victorieuse du temps. Et ainsi pour les autres expériences réelles de la vie.

Il est donc impossible d’affronter la mort si nous nous maintenons dans une durée temporelle. La mort alors peut tout sur nous, elle peut nous tuer, nous vaincre. La seule façon de l’affronter, c’est de faire déjà partie des vivants de la vie éternelle : elle ne peut alors rien sur nous.

Un mort, ce n’est pas quelqu’un qu’il faut cher­cher dans le passé ou dans la tombe, mais dans le présent et en nous-même, dans notre propre pensée et notre cœur. Car il y est. Car il y est, si nous sommes de son côté, c’est‑à‑dire si nous avons dépassé la ligne du temps et que notre expérience de la vie intemporelle nous a amené à vivre avec lui.

Le ciel n’est donc pas là-haut ou là-bas, il est au-dedans de ce sanctuaire éternel que nous formons par une expérience quotidienne de la réalité et où nous re­trouvons les morts, parce que nous avons vaincu la mort. Et si nous les retrouvons, nous pouvons collaborer avec eux.

S’il y en a qui, par suite de la cessation de leur vie physique, n’ont pas achevé leur mission sur ter­re, c’est à nous à prendre en main et à assumer la suite de leur vie dans la nôtre, pour qu’elle s’y achève.

Maurice Zundel

Le Caire  1944