La famille humaine, la famille telle que nous la connaissons et la vivons, la famille a un double pôle : un pôle naturel et un pôle surnaturel :
1) Un pôle naturel, enraciné dans la biologie. Ce pôle est instinctif, cosmique, ayant en lui un esprit de possession. La famille se ferme sur elle-même, elle s’oppose aux autres familles, elle entretient des rivalités qui peuvent être permanentes et elle est divisée contre elle-même : les membres de la famille s’opposent les uns aux autres, la famille devient pour certains une prison et arrache à André Gide ce mot terrifiant : « Familles, je vous hais ! »
La famille peut être une limite, quand elle veut absorber ses membres, en les opposant les uns aux autres, ou en les opposant aux autres familles.
2) Mais la famille, heureusement, a aussi un pôle surnaturel et ce pôle surnaturel, c’est la Sainte Trinité. Le Christ nous a conduits jusque-là, le Christ nous a révélé Dieu comme une famille. Il n’est pas un être solitaire qui se contemple et se repaît de lui-même. Dieu est une éternelle communion d’amour.
Mais cette famille est d’une nature singulière et incomparable, parce qu’elle est fondée tout entière sur la désappropriation. La théologie de la Trinité est le chef-d’oeuvre des chefs-d’oeuvre.
Cette théologie inspirée, cette théologie divine, cette théologie dans laquelle on ne pénètre qu’à travers l’intimité de Jésus-Christ, la théologie de la Trinité, exprime en effet et nous fait connaître qu’en Dieu la seule propriété, je veux dire le propos de chaque personne, ce qui constitue son caractère – le caractère du Père, du Fils ou du Saint-Esprit – c’est de ne pouvoir rien s’approprier, c’est de n’exister qu’à l’état de relation, c’est-à-dire d’ouverture totale à un autre. Le Père n’a rien. Il n’a rien que d’être une relation, vivante et éternelle, au Fils, qui se tient dans le même rapport avec lui, comme le Saint-Esprit face au Père et au Fils.
Ici éclate la liberté, une liberté entière, infinie, totale parce que, précisément, ce qui distingue une vie, ce qui en constitue la propriété, la caractéristique la plus intime, est aussi ce qui constitue la communion totale, infinie et absolue. Et il n’y a pas de contrainte possible sur l’autre comme il n’y a pas de possibilité d’être contraint puisque la personne même, la personnalité, est une démission.
Quand on ne peut plus rien que donner, on échappe au voleur, on ne peut rien prendre à celui qui est don par sa personnalité même. Et lui-même ne peut rien prendre non plus, puisque c’est dans la désappropriation de lui-même que son être le plus personnel est constitué.
C’est là le pôle surnaturel de la famille : la Trinité, éternelle communion d’amour entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. C’est par-là que la famille s’ouvre, c’est par là qu’elle devient universelle : chacun de ses membres n’est plus crispé sur soi. Il est en état de communion avec les autres, il est offert aux autres. Il est tout tendu vers le bonheur des autres et, puisqu’il s’agit de voir dans le concret le rayonnement de cette vie trinitaire, on peut penser ici à la famille des Martin où éclot la sainteté de Thérèse de Lisieux.
Toute cette famille axée sur la Présence divine, respire Dieu. Et dans cette famille, le père vénéré ne cesse de prodiguer à ses enfants, après la mort de sa femme, toutes les tendresses qu’une mère est capable de donner. Il suscite ainsi et entretient chez ses filles autour de la plus jeune, Thérèse de Lisieux, un concert de dévouement, de présence attentive et de paternité quadruplée.
Le foyer d’Emmanuel Mounier, également, mériterait bien d’être canonisé. Emmanuel Mounier, c’est le fondateur d’Esprit, qui a déclenché l’admirable mouvement du Personnalisme. Parfaitement conscient de sa solidarité avec les autres, Emmanuel Mounier offrit à Dieu l’épreuve terrible qui le frappa dans son foyer. Sa fille aînée Françoise perdit la raison à l’âge de 6 mois à la suite d’un vaccin désastreux. Elle demeurera jusqu’à sa mort une masse inerte, sans aucune réaction. Frappé dans ce qu’il avait de plus cher, Emmanuel Mounier offrit cette petite fille, en apparence inaccessible et pourtant habitée, il le savait, par la Trinité. Ce petit être informe, amorphe, inerte, qui est quand même le temple de Dieu, cette petite fille, une hostie, il l’offrit en réparation pour tous les désordres dans les foyers désunis et disloqués, car il savait que son foyer, si éprouvé, était éclairé par la présence de la Présence divine ; et que si la souffrance est à crier, elle est féconde parce que, justement, elle est unie à la Croix du Seigneur, pour le salut du monde entier.
On peut citer encore le couple angélique de Jacques et Raïssa Maritain qui a vécu pendant cinquante ans une union diaphane que rien n’a jamais troublée. Ils ont monté ensemble, ils se sont convertis ensemble, ils ont découvert ensemble la vérité et n’ont pas cessé d’en témoigner. Ils ont fait de leur foyer un accueil au monde entier.
On peut citer aussi ce couple que j’ai connu, étrange, mystérieux, magnifique. Une jeune fille, qui avait été aimée au temps de sa première et splendide beauté, fut frappée de poliomyélite. Devenue un bloc inerte, paralysée des pieds à la tête et de plus, aveugle, elle a été épousée par un homme qui l’avait aimée au temps de sa splendeur. Ce couple extraordinaire, fondé vraiment sur une amitié intérieure, sur une amitié divine, ce couple aux deux âmes qui chantent, ce couple où la personne prime et dépasse infiniment tous les instincts, ce couple où la femme va survivre, va vieillir, paralysée, aveugle, inerte… Mais oh ! Ressuscitée aussi par cet amour merveilleux qui s’est adressé à sa personne, qui lui a révélé sa valeur, qui la fera vivre avec lui dans une communion éternelle ! Cette femme, en apparence misérable, aura connu le plus grand amour, celui dont rêvent toutes les femmes : être aimée pour soi, être aimée dans ce qu’on est, être aimée dans sa personne, être aimée dans son secret, être aimée dans son mystère unique.
La famille fondée sur Dieu, la famille enracinée dans le coeur de la très Sainte Trinité, la famille ouverte et non point close, la famille donnée à tout l’univers et à toute l’humanité, la famille consacrée par Dieu, la famille devenue sacrement dans le mariage institué par lui, le mariage divin, qui est sous le sceau de la très Sainte Trinité, cette famille peut devenir l’amour ; elle s’exerce à tout dépasser, à réaliser ce bonheur merveilleux d’une famille aimée où le groupe, loin de s’opposer à l’épanouissement de chacun, est fondé au contraire sur le don de chacun.
Ici, l’on est véritablement ensemble, en même temps que seul, parce que la personne, c’est la solitude la plus secrète, la plus inviolable et tout autant la plus ouverte, la plus universelle.
En Dieu, c’est cela, le centre même de la communion ; et quand Dieu vit en nous, c’est cela qui s’accomplit en nous. On est seul parce qu’on reste dans le coeur à coeur avec Dieu, que rien ne peut intercepter, ni violer. On est avec les choses aussi près qu’on peut l’être, parce que le Dieu que l’on aime, le Dieu auquel on se joint et avec lequel on ne cesse de communier, le Dieu que l’on respire, c’est aussi le centre, c’est identiquement le centre de tous et de chacun et qu’on ne peut pas s’unir à lui sans s’identifier au même degré avec les autres.
Vivre cette communion, vivre ce pôle divin de la vie familiale, vivre à la lumière de la très Sainte Trinité, cela veut dire se prévenir mutuellement. Que de ménages, que de couples abîment leur bonheur, non pas par des incartades graves, par des infidélités scandaleuses, mais simplement par ce manque d’antennes, par les oublis des nuances qui constituent tout le prix du bonheur.
Le bonheur est fait de toutes petites choses, de prévenances singulières, multipliées. Le bonheur est fait de cette sensibilité à tout ce qui pourrait blesser et ternir la joie des autres. Dès qu’on y est sensible, dès qu’on perçoit ce qui pourrait empêcher l’habitude, dès que l’on perçoit ce qui pourrait rembrunir le front et rabattre la joie, on s’abstient, on s’oriente, on s’attaque, on s’harmonise, on évite le conflit avant qu’il ne se produise et chacun y mettant du sien, la concorde demeure, s’affirme et s’accroît.
Et comme exemple concret, pourquoi ne pas bannir dans la famille, pourquoi ne pas bannir entre les époux, le mode impératif ? Le vouvoiement déjà serait très bien venu. Le vouvoiement signifie que vous n’êtes pas seul en vous-même, que vous êtes habités par Dieu. Quand je vous parle, je ne parle pas simplement à vous, je parle à celui qui se trouve en vous. En vous, je rencontre l’hôte divin qui vous consacre et qui vous divinise.
Sans doute le tutoiement peut aussi être un langage de respect, mais ce qu’il faut éviter avant toutes choses, c’est le mode impératif. Pourquoi dites-vous : » Faites » ou » Fais » ? Il faut dire : » Voulez-vous faire… ». Quand on dit : » Faites ! « , on s’adresse à un autre comme si on pouvait disposer de lui, on l’aborde comme une chose. Mais quand on lui dit tendrement : » Voulez-vous faire… », on s’adresse à lui comme à une personne et comme à un centre d’initiative. On sait que son action doit jaillir de lui, qu’il doit trouver en lui son origine par un libre consentement d’amour.
Et justement, le refus du mode impératif fait surgir ces délicatesses, ces prévenances, ces nuances qui entretiennent le sens de la personne en la révélant à elle-même devant l’attitude la plus subtile, la plus délicate et la plus profonde, et qui engendre en elle, sans qu’il soit besoin de le nommer, un perpétuel échange de Dieu.
Dieu, comme dit saint Jean de la Croix, est une » musique silencieuse » et la musique est faite de nuances. Ce sont ces nuances qui sont indispensables au bonheur et on les observe avec d’autant plus de ferveur et de fécondité que l’on est plus profondément enraciné dans la paix divine au coeur de la Sainte Trinité et que l’on apprend en Dieu que la communion véritable est fondée sur une permanente désappropriation.
Ah oui ! C’est cela les vrais amis : c’est cette respiration commune d’un amour où chacun, au lieu de se chercher soi-même, s’ouvre aux autres pour faire jaillir d’eux ce qu’il y a de meilleur, de plus noble et de plus beau, en observant toutes ces nuances délicates où tout mode impératif est à jamais banni. Toutes ces nuances délicates sont dans la vie à la fois source et signe de l’amour ; elles répondent à ce mot adorable de l’Écriture : N’empêchez pas la musique ! (Si 32, 13)
Maurice Zundel
En la fête de la sainte famille le 6 janvier 19966, messe de 17h30
Ta Parole comme une source, Anne Sigier/ Desclée, Sainte-Foy,Québec, 1987 P. 124-128