Début et fin de la conférence La joie de la transparence de Maurice Zundel à La Rochette en 1969. (*)
A propos du mal dans le monde, de la douleur sous toutes ses formes, de la dégradation, nous avons remarqué que Dieu est « le Compatissant ». Si nous nous émouvons de tous les malheurs du monde, de la cruauté qui se fait jour dans la biologie sauvage – qui est souvent la nôtre -, c’est précisément parce que nous portons en nous ce Dieu compatissant, parce qu’il est tout amour, pure générosité. C’est lui qui nous inspire ce sentiment de détresse devant cet océan de malheurs et de douleurs que nous ne pourrons jamais épuiser.
Il ne suffit pas de dire que Dieu est le compatissant, d’où nous tirons tous nos sentiments de miséricorde et de fraternité, il faut dire encore qu’il est la victime. Le mal a un visage effrayant, le mal gratuit surtout, le mal qui vient de l’homme et qui pourrait ne pas être, visage effrayant dans la torture des innocents, dans le massacre des êtres désarmés, dans tous ces phénomènes de la brutalité qui déconcertaient Yvan Karamazov, un des héros de Dostoïevski, et Albert Camus dans La Peste, Albert Camus qui n’a cessé de se poser avec tant d’angoisse le problème du mal.
Où est Dieu dans tout cela ? Justement, dans tout cela, il est la victime, et s’il ne l’était pas, il n’y aurait pas de mal : s’il n’y avait pas un bonheur absolu et infini dégradé, menacé, défiguré, saccagé par toutes les entreprises de barbarie, il n’y aurait pas de mal. Si nous n’étions que des punaises, le problème du mal perdrait toute signification, parce que disparaître serait un bienfait pour nous et pour tout le monde.
Il ne faut jamais oublier qu’il est impossible d’opposer le Dieu de la conscience au spectacle du mal, parce que ce Dieu intérieur – il n’y en a pas d’autre – ce Dieu qui est tout amour, ce Dieu qui est l’espace où notre liberté respire, ce Dieu qui est le seul chemin vers nous-mêmes, ce Dieu silencieux, ce Dieu qui est dans une éternelle attente, ce Dieu qui ne s’impose jamais, ce Dieu qui meurt d’amour pour ceux qui refusent éternellement de l’aimer, ce Dieu là est frappé par tous les coups qui atteignent la créature humaine, animale, voire végétale, par tous les coups qui dégradent l’univers. Et il n’y est pour rien… Il n’y peut rien que d’être frappé, que de mourir, parce que son action, c’est son amour, parce que son être tout entier n’est que son amour, et que l’amour est sans effet si ne surgit la réponse d’amour qui ferme le circuit d’où jaillit la lumière. C’est d’ailleurs une raison pour éviter tout mal gratuit, pour nous tenir fermement en main afin de ne pas ajouter à la douleur du monde et, autant que possible, à la prévenir, parce qu’il s’agit de Dieu.
Comme une mère identifiée à ses enfants reçoit avant eux, pour eux, plus qu’eux, tous les coups qui les peuvent frapper, si elle est une mère véritablement digne de ce nom, Dieu, qui est infiniment plus mère que toutes les mères, infiniment plus mère que la Sainte Vierge elle-même, se trouve dans cette situation. Tant que le monde est dans les douleurs de l’enfantement, tant qu’il est soumis par nous à la vanité, le monde n’existe pas encore : il n’est pas le vrai monde qui ne peut surgir que de notre réponse d’amour à l’amour de Dieu, quand nous fermons l’anneau d’or des fiançailles éternelles.
Il faut conclure que c’est la présence de Dieu qui donne la dimension infinie au mal. L’horreur que nous en avons n’est qu’une attestation en creux de la Présence divine qui s’y trouve bafouée. C’est justement pourquoi le chrétien ne peut que se mettre en campagne contre toutes les formes du mal pour aboutir à cet univers-sacrement, à cet univers transparent, à cet univers où chaque réalité doit devenir un symbole de la tendresse et de la beauté divines. « Seigneur, dit le psaume 25, j’ai aimé la beauté de votre maison ». Mais la maison de Dieu, c’est tout l’univers. Il faut donc que nous aimions la beauté de cette maison, que nous concourions à son aménagement, que nous disposions toutes choses de manière que cette beauté divine puisse respirer et se communiquer dans la création, car la fin dernière de tout, c’est la jeunesse et la joie, c’est l’intégrité parfaite de l’être, c’est la valeur enfin réalisée, la valeur infinie de toute créature.
C’est pourquoi nous pouvons passer au thème de la joie, cette joie qui est le testament de Jésus dans ses derniers entretiens tels que nous les rapporte le quatrième Évangile. Jésus est au bord de l’agonie et pourtant Il dit : « Je vous ai dit ces choses pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite ». (Jn. 15:11) Il importe essentiellement à la réalisation de notre mission d’en faire une mission de joie, de joie pour les autres d’abord, bien sûr, de joie pour Dieu au premier chef et de joie pour nous. Puisque le testament de Jésus est un testament de joie, ses intentions ne seront réalisées que si notre vie atteint à la joie.
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Le testament de joie de Jésus nous incombe. Le plus beau témoignage que nous puissions lui rendre, c’est celui de la joie.
La liturgie des mourants exprime la proximité du Seigneur dans ces mots si étonnants et si admirables : » Que vous apparaisse la douceur du visage de fête du Christ Jésus “ ! Oui, c’est cela. Il faut que le visage chrétien soit un visage de fête, comme toute la vie chrétienne est une férie, c’est-à-dire une espèce de loisir consacré à aimer Dieu.
Si toute notre occupation est, comme dit saint Jean de la Croix, en exercice d’amour, cet amour qui accompagne l’épouse dans tous ses travaux, qui est l’unique motif de son labeur, si notre vie est dans cet exercice d’amour qui transfigure le travail, qui en fait une oeuvre mystique, qui en fait un véritable sacrement qui répand dans le monde entier la lumière du Christ, il n’y a pas de raison pour que notre vie se renfrogne et se ratatine dans un dolorisme qui éteint la joie des autres.
La vie et la joie sont synonymes, comme la joie et l’amour. Si Dieu est ce Dieu intérieur, le Dieu auquel nous conduit la confession de saint Augustin sur sa conversion, Dieu, » Beauté toujours ancienne et toujours nouvelle » qui ne cesse jamais de nous attendre au plus intime de nous-mêmes, comment présenter l’Evangile sinon en devenant nous-mêmes l’Evangile, en devenant nous-mêmes cette Bonne Nouvelle qui rassérène, qui éclaire, qui libère, qui universalise ?
Que la joie soit notre pain quotidien, notre nourriture, et que notre religion personnelle, celle où nous sommes libres de nous exprimer, celle où nous avons à faire l’offrande à Dieu de ce que nous sommes, dans notre unicité irremplaçable et non interchangeable, que notre religion personnelle soit précisément celle où tout notre être fleurit.
Derrière tous les malheurs, malgré tout, il y a l’amour. Si Dieu ne peut pas empêcher ce que notre absence rend inévitable, pas plus qu’il ne peut empêcher notre absence, il n’en reste pas moins vrai que la seule manière d’attester sa Présence, c’est de montrer, dans une plénitude sensible à tous ceux qui nous entourent, que Dieu est vraiment pour nous, comme il peut le devenir pour eux, la vie de notre vie.
La vie et la joie sont synonymes, comme la joie et l’amour. Si Dieu est ce Dieu intérieur, le Dieu auquel nous conduit la confession de saint Augustin sur sa conversion, Dieu, « Beauté toujours ancienne et toujours nouvelle » qui ne cesse jamais de nous attendre au plus intime de nous-mêmes, comment présenter l’Évangile sinon en devenant nous-mêmes l’Evangile, en devenant nous-mêmes cette Bonne Nouvelle qui rassérène, qui éclaire, qui libère, qui universalise ?
Que la joie soit notre pain quotidien, notre nourriture, et que notre religion personnelle, celle où nous sommes libres de nous exprimer, celle où nous avons à faire l’offrande à Dieu de ce que nous sommes, dans notre unicité irremplaçable et non interchangeable, que notre religion personnelle soit précisément celle où tout notre être fleurit.
Derrière tous les malheurs, malgré tout, il y a l’amour. Si Dieu ne peut pas empêcher ce que notre absence rend inévitable, pas plus qu’il ne peut empêcher notre absence, il n’en reste pas moins vrai que la seule manière d’attester sa Présence, c’est de montrer, dans une plénitude sensible à tous ceux qui nous entourent, que Dieu est vraiment pour nous, comme il peut le devenir pour eux, la vie de notre vie.
La messe du Rosaire, d’un lyrisme si pur, si étonnant, si continu, comme le Rosaire lui-même, fait allusion à la Rose mystique que la liturgie nous représente comme fleurissant au bord des eaux. En cette grâce incomparable de la Vierge, en cette jeunesse de la Rose mystique qui nous appelle dans son jardin, la liturgie nous convie à faire fleurir des fleurs ou plutôt à devenir nous-mêmes les fleurs qui fleurissent dans ce jardin de la Rose mystique : « Fleurs, fleurissez comme le lys et donnez votre parfum. Offrez la grâce de votre feuillage et la louange du cantique, et dans ses œuvres, bénissez le Seigneur ». (Si. 39:14-15)
Quel beau programme que celui-là et quel bonheur de le trouver inscrit comme un pur joyau dans la suite de la divine liturgie ! Comment l’état de grâce, qui est le resplendissement en nous de la beauté de Dieu, ne donnerait-il pas à notre vie l’aspect de cette beauté ? Comment est-ce que cette beauté ne transparaît pas en nous si elle est vraiment le plus profond secret de notre vie ? Il ne faut pas parler de vieillir, car notre jeunesse est devant nous et, par notre seule présence, nous pouvons susciter la vie, faire tomber les murs de séparation, être un évangile vivant, et c’est le plus persuasif. Davantage : la seule action vraiment humaine, irremplaçable, qu’aucune machine ne pourra jamais accomplir à notre place, c’est celle-ci : une présence toute recueillie en son amour et qui le laisse transparaître, et qui suscite, en créant un espace de respect, comme Jésus au Lavement des pieds, qui suscite en l’autre le sentiment qu’il y a quelque chose en lui qu’il n’a pas encore découvert et qu’il va découvrir maintenant parce que, à votre approche, à travers votre visage, il a vu luire le Visage déjà imprimé en son cœur.
Que ce soit là le sens de notre oblation et la conclusion de notre retraite : Florete, flores quasi lilium et date odore, « Fleurs, fleurissez comme le lys et donnez votre parfum ». Saint Paul ne dit-il pas que nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ ? Vous voyez que tous vos soucis d’élégance, passés, présents et à venir, trouvent ici leur point d’application le plus précieux… Mais oui, être belles, être jeunes, répandre le parfum d’une vie harmonieuse, parce que vous êtes en état de grâce et que l’état de grâce doit nous rendre gracieux des pieds à la tête !
Mais commençons par le commencement qui sera, dès aujourd’hui, de nous ménager cet instant de recueillement, conforme à nos aspirations, en suivant la pente de nos goûts les plus profonds, pour donner à Dieu ce que nous avons de plus unique et pour entendre sa voix dans ce silence créateur où la divine Pauvreté révèle son visage.
Dieu est neuf chaque matin !
(*) Cliquer ici pour le Texte complet de la conférence
On la trouvera aussi dans le livre « Émerveillement et pauvreté »
Retraite à des oblates bénédictines ; Préface de Gabriel Ispérian
Publié par les Éditions Saint-Augustin; avril 2009; 260 pages; broché
ISBN : 2-88011-458-6
Existe aussi en format numérique format ePub pour liseuses.